De l’amitié

« Les « amis » sur Facebook, ce ne sont pas vraiment des amis ». Mais qu’est-ce qu’un « vrai » ami ?

Portrait présumé de Montaigne par un auteur anonyme (anciennement attribué à Dumonstier) repris par Thomas de Leu pour orner l’édition des Essais de 1608.

Ce n’est pas rare d’entendre ce genre de poncifs à propos des relations à travers les médias sociaux : ce ne sont pas des amitiés authentiques. Généralement, nous opérons de fait une distinction entre nos relations en ligne et les personnes à qui nous tenons vraiment (bien que tu sois peut-être une exception, toi qui me lis).

La question demeure : alors, c’est quoi une vraie amitié ? Est-ce autre chose qu’un idéal, voire une idéologie ?

Une relation privilégiée, « parce que c’était lui, parce que c’était moi »

Il est clair qu’un individu peut difficilement, matériellement parlant, allouer son temps de manière équitable entre 50, 100, 200 ou même 1000 autres personnes. Il y a des relations que nous privilégions, volontairement ou non. Lorsque l’on interroge les individus ou que l’on observe leurs interactions quotidiennes, il ressort essentiellement un tissu d’une poignée de relations plus nourries.

Michel de Montaigne écrivait à propos de l’amitié qu’on ne pouvait avoir qu’un seul vrai ami. Admettons que vous ayez deux amis. Si l’un des deux vous demande de garder un secret, mais que l’autre vous demande de le lui dire, vous allez vous retrouver dans un conflit de loyauté et devoir en quelque sorte trahir l’un des deux. Pour Montaigne, l’amitié est exclusive : si vous voulez vous consacrer à fond à une amitié, alors vous ne pouvez être autant disponible pour une autre amitié. Il n’y a qu’une amitié. Au sujet de La Boétie, son meilleur ami – seul véritable ami à ses yeux, Montaigne écrit la phrase devenue célèbre « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Cela donne à l’amitié un statut transcendant : l’ami est une âme sœur.

Cette approche « fusionnelle » de l’amitié semble bien loin des compteurs d’amis et d’interactions que nous proposent différents médias sociaux. Pour Montaigne, la qualité et l’unicité dépassent de loin la quantité.

On peut toutefois s’interroger quant au caractère durable d’une amitié unique. La Boétie est décédé prématurément et l’admiration que lui vouait Montaigne semble proche d’une forme de passion (eros). N’est-il pas certains cas où le fait d’être à trois ou quatre, par exemple, d’être un groupe, permet d’amplifier le sentiment de partager quelque chose de fort ? N’est-il pas des circonstances dans lesquelles partager avec l’un nous procure de quoi partager plus encore avec l’autre ? Si les amitiés « privilégiées » sont sans doute effectivement peu nombreuses, limiter celles-ci à une seule est-il une voie réaliste, en pratique ?

Amour et philosophie : entre transcendance et engagement

Amour et philosophie

Les liens entre amour et philosophie m’ont toujours passionné. Dans la vision de Montaigne, l’amour est lié à une approche essentialiste, celle des âmes-sœurs en quelque sorte. Concrètement, cela veut dire que si deux personnes sont véritablement amies, c’est comme si elles étaient prédestinées à l’être. Elles étaient faites l’une pour l’autre.

Là où je rejoins cette approche, c’est que je pense qu’une véritable amitié (ou un véritable amour) comporte une dimension de transcendance en partie inexplicable. D’ailleurs, ce n’est pas tant que je le pense, mais plutôt que je l’éprouve au fond des tripes. C’est un pari face à notre incomplétude, face à l’absurde. Face à la mort, face au temps qui passe, construire quelque chose qui dépasse. Ne serait-ce qu’un symbole. S’agit-il d’une tentative vaine et désespérée de faire sens ? C’est un pari, une forme de foi peut-être, et en même temps, peu importe. Parce que c’est un pari dont les raisons elles-mêmes me dépassent, dans une certaine mesure.

A contrario, si l’amitié repose sur la notion de l’âme sœur, cela voudrait dire que l’on peut être un ami une fois pour toutes[1]. Nous disposons ou non de la « qualité » d’amis l’un pour l’autre avant même de nous êtres rencontrés. C’est dans notre essence, dans notre identité.

Or, comme je l’écris dans amour et philosophie, je crois que les relations fortes nécessitent un engagement, un choix, et une rencontre avant tout. Bien sûr, il y a des personnes que nous sommes plus enclins à apprécier de prime abord, et les études en psychologie cognitive et sociale tendent à montrer que notre première impression influence fortement nos interactions ultérieures. Néanmoins, là où je veux en venir, c’est au fait que l’amitié est quelque chose qui se construit et s’entretient.

Sartre écrit que « l’existence précède l’essence » (existentialisme). Par cette phrase, il veut dire que notre vécu fait ce que nous sommes. Nous définissons notre identité à travers nos actes. Appliqué à la relation d’amour ou d’amitié, cette affirmation suppose que nous ne sommes jamais des amis une fois pour toutes. Il ne s’agit pas d’un statut gravé en nous. Cette approche philosophique correspond à la prise en compte de la temporalité de l’existence. Pour la symboliser, j’aime prendre l’exemple de la plante que l’on arrose ou non. La plus belle plante finira par mourir, fort probablement. Si l’on ne s’en occupe pas, elle mourra plus vite, et deviendra laide d’abord, éventuellement en passant par la maladie. Le pari de faire sens, face à l’absurde, c’est cela. C’est se dire qu’il y a du sens à prendre soin de la plante, même si un jour elle est destinée à faner.

Enfin, comme me l’a fait remarquer Frank en commentaire à cet article, l’amitié implique une certaine dimension de réciprocité, d’engagement mutuel. Une telle relation ne peut se décider seul. Je ne crois pas qu’il suffise de rencontrer de « chouettes » personnes. Je ne pense pas qu’il s’agisse seulement d’une forme d’alchimie. Je ne veux pas réduire cela non plus à un choix délibéré d’investissement dans la relation. Il serait question d’un cocktail d’émotions partagées incarnées dans un choix mutuel d’être là pour l’autre.

> Sur la place de la réciprocité, du désir et du désintéressement, lire aussi mon échange avec Frank Delandshere, en commentaire.

Prendre soin, au-delà du statut

En somme, si l’on se réfère à Montaigne et à son idée d’exclusivité de la relation d’amitié, en effet nous sommes loin de ces réseaux qui mettent l’accent sur le nombre d’interactions que nous avons, et qui nous poussent à en avoir davantage, souvent en surface, dans une forme de réactivité émotionnelle brute.

> Lire aussi : Vincent Glad, « La phobie des «non lus» et la tyrannie des chiffres sur Internet » (2015)

Avec Sartre, nous sommes loin aussi d’une vision dans laquelle l’amitié – ou l’amour – est quelque chose d’acquis une fois pour toutes. Avec Simone de Beauvoir, Sartre avait d’ailleurs établi une sorte de « contrat » basé sur une liberté mutuellement consentie. L’un n’appartient pas à l’autre. Les deux amants n’étaient pas acquis l’un pour l’autre, mais ont fait le choix de partager un ensemble de choses et d’en prendre soin dans une forme de respect mutuel. En écrivant ceci, je me rappelle avoir partagé il y a plusieurs années un texte de Péguy au sujet du mariage :

« Cela m’étonne toujours, dit Dieu, d’entendre les gens dire :
– Nous sommes mariés !
… Comme si on se mariait un jour !
Laissez-moi rire.
Comme si on se mariait une fois pour toutes ».

C’est intéressant parce que la pensée athée de Sartre et celle chrétienne de Péguy se rejoignent sur ce point : l’amour ne se réduit pas à un statut. Nous aurions tort de nous réifier nous-mêmes et de réifier l’autre à une place, un rôle, une étiquette ou à un nombre.

Restent enfin les questions du bonheur et de la mort. Peut-on s’accommoder de la mort – la nôtre et celle des autres ou des relations qui nous unissent à eux – et vivre heureux malgré tout ? Peut-on se satisfaire du chemin parcouru, peu importe où il a mené ? Jusqu’à quel point faut-il arroser une plante qui dépérit ? Quel est le sens d’arroser de nouvelles plantes lorsque les précédentes ont fané, ou même sont encore malades ? Jusqu’où s’engager face à l’absurde ? A quoi bon construire et réparer quand on peut jeter ou remplacer ?

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[1] Nous pourrions aussi nous questionner quant à la dimension d’incomplétude que la notion d’âme sœur suppose. En effet, les origines de ce concept remontent à l’Antiquité. Platon écrit dans Le Banquet que c’est Zeus qui a séparé les humains (qui avaient initialement 2 visages, 4 bras et 4 jambes) afin de les rendre moins puissants. Si un humain retrouve son âme sœur, il redevient donc « complet ». Faut-il rechercher dans l’autre notre complétude ?

4 commentaires

  1. Commentaire de Asrarn :

    Certains points sont intéressants mais pas du tout d’accord quant à la définition d’amitié et le lien fait avec les amis Facebook.

    Ce n’est que mon ressenti sur le sujet donc rien de très pertinent mais je pense que les amis Facebook n’ont que le nom d’amis pour la plupart des gens et que tout le monde a en tête que ce n’est pas la même nature que ceux qu’ils ont en cours/travail…

    Ca pose la question de la distinction virtuel/réel qui pour moi est vraiment un échec de notre époque. Les gens les distinguent comme si c’était deux univers différents et que le premier ne peut exister sans l’autre, qu’il lui est subordonné, une version moins pertinente.

    Je ne pense pas qu’il y ai de différence de nature mais juste de forme dans notre façon d’interagir avec les gens, les relations ne sont pas moins réelles car nous interagissons via un écran. On oublie que les gens ne sont pas tels qu’ils sont lors de nos interactions sociales.

    L’amitié est peut-être à chercher de ce côté-là, quelqu’un qui nous accepte malgré le voile ou alors quelqu’un qui aurait réussi à voir au delà du voile et qui continuerait de nous parler.

    Sinon la lecture avec les âmes sœurs et l’aspect transcendant de ces dernières ne me convainc pas. Peut-être est-ce mon côté spinoziste qui se refuse à cette explication qui a une allure de facilité. J’ai connu deux amitiés passionnantes, je pense pas quelles sont éternelles. Je pense qu’au contraire leur fragilité est ce qui les rend si belle, mes amitiés sont assez proche du sentiment amoureux, je ne comprends pas pourquoi quelqu’un d’aussi génial m’apprécie et cherche ma compagnie.
    L’amitié est probablement plus difficile à avoir que l’amour car le contrat entre les deux individus semble d’une fragilité déconcertante.

    Enfin, désolé pour ce trop long message inintéressant. Ne plus parler français en voyage me rends loquace pour un rien :p

    • Tout d’abord, merci beaucoup pour ces réflexions !

      Cet article est un prétexte à l’échange et les approfondissements que tu proposes sont très riches pour moi. Au-delà de l’article en lui-même, c’est aussi d’une quête existentielle dont il est question 😉
      Par rapport au lien fait avec les « amis » Facebook, je crois aussi que pas mal de gens ont « en tête que ce n’est pas la même nature que ceux qu’ils ont en cours/travail… » et c’est d’ailleurs une des amorces de l’article pour se demander ce qu’est finalement un « véritable » ami.

      Je pense comme toi que la distinction réel-virtuel telle qu’exprimée dans le « sens commun » (les relations en ligne ne seraient qu’un « simulacre » de relations « réelles ») n’est pas pertinent pour penser les amitiés en ligne (cf. cet article). Je te rejoins lorsque tu dis « je ne pense pas qu’il y ait de différence de nature mais juste de forme dans notre façon d’interagir avec les gens, les relations ne sont pas moins réelles car nous interagissons via un écran ».
      La piste que tu évoques ensuite par rapport au fait d’être perçu et accepté « au-delà du voile » par l’autre est intéressante. Un ami nous permettrait d’être authentiquement soi ?

      Pour la question des âmes sœurs, effectivement l’aspect transcendant, limite mystique, peut être vu comme une faiblesse de la réflexion ici développée. Et en même temps, comme dit plus haut, je ne cherche pas à imposer une définition de l’amitié, mais davantage à nommer un ensemble de ressentis. Il s’agit donc principalement d’une incapacité que je rencontre en première personne à conceptualiser autrement que par « une force qui me dépasse » et qui me pousse à agir. Après, une vision matérialiste et rationaliste pourrait fort probablement poser une étiquette sur ce fonctionnement. Quelle serait-elle ? « Émotion », tout simplement ? Passion ? Désir ? Besoin d’appartenance, grégarité… ?

      Aussi, comme écrit dans le texte, l’amitié vue comme une relation entre âmes sœurs suppose une forme d’essentialisme à laquelle je n’adhère pas. Je suis totalement de ton avis lorsque tu écris que « leur fragilité est ce qui les rend si belle, mes amitiés sont assez proche du sentiment amoureux, je ne comprends pas pourquoi quelqu’un d’aussi génial m’apprecie et cherche ma compagnie ». C’est aussi à cela que je fais allusion lorsque je me réfère à une approche « existentialiste » « face à l’absurde ». C’est bien parce que nous sommes mortels, éphémères, de même que nos relations, que le fait de cheminer malgré tout a du sens. Et ceci est un pari…

  2. Commentaire de Frank Delandshere :

    J’adhère en partie à ta définition.

    En amitié comme en amour, je ne crois à aucune prédestination. Pour moi, l’amitié est affaire d’occasions qui se présentent et de choix qu’on opère en son propre chef, bien davantage que d’émotions incontrôlables. Si l’amour est autant sentiment, désir que décision, l’amitié est autant sentiment que décision. Autrement dit, c’est l’amour sans le désir. L’amitié n’est pas une force irrépressible qui nous envoie vers l’autre contre notre volonté. En amitié comme en amour, je peux avoir un sentiment envers quelqu’un, ou une pulsion, mais je peux choisir d’y résister. Peut-être parce que je sais que la réciproque n’est pas vraie ou que la relation aurait quelque chose de toxique. L’amitié, comme l’amour encore, ne peut exister sans réciproque, sans engagement tacite. « Je veux être là pour toi. » Si je me dis ton ami, ce n’est pas parce que j’aime juste passer du temps avec toi : c’est surtout parce que tu peux compter sur moi, parce que je peux et veux t’écouter, t’aider en cas de besoin, respecter tes décisions même si je suis en désaccord avec elles, mais aussi savoir te pardonner si tu me blesses ou savoir comment me faire pardonner si je te blesse. L’amitié véritable n’existe pas « parce que c’est comme ça » ou « parce qu’on n’y peut rien » : elle existe parce qu’elle s’entretient. Sinon elle n’existe simplement pas.

    Cela dit, je te remercie de m’avoir permis d’y réfléchir une fois encore et d’avoir pu préciser mes pensées à ce propos.

    • Merci à toi, Frank, pour ton commentaire !

      La notion de choix est également centrale dans ma réflexion, et comme toi je pense que l’amitié véritable « s’entretient », « sinon elle n’existe simplement pas ».

      Tu parles de la « résistance » par rapport au sentiment, et je me demande dans quelle mesure on peut aller à son encontre, dans quelle mesure c’est douloureux ou non, dans quelle mesure l’engagement peut être ou ne pas être par la volonté seule. Autrement dit, comment peut-on « décider » d’aller à l’encontre de ses sentiments ? Je ne crois pas que les sentiments soient la seule composante de l’amitié (ou de l’amour), bien sûr, c’est juste une question à laquelle je n’arrive pas à répondre « à chaud ». Dans quelle mesure est-il possible de faire le deuil de ses sentiments ?

      Tu mentionnes enfin la réciproque, l’engagement tacite. L’amitié serait aussi dès lors une question d’équilibre des engagements… Je ne peux pas décider seul que nous sommes amis, finalement.

      Enfin, tu évoques la notion de « désir ». Je ne sais pas comment me positionner par rapport à ce concept en particulier. Schopenhauer disait que le désir engendrait soit la frustration (je n’ai pas ce que je désire, donc je suis frustré), soit l’ennui (j’ai ce que je désire, donc je ne désire plus rien, ne suis plus en quête). L’amitié ou l’amour peuvent-ils subsister sans le désir ? Le désir comme « manque » est-il caractéristique de nos amitiés ou de nos amours ?

      Je continue à cogiter quant à la place de la réciprocité et (en corollaire en partie ?) du désintéressement dans la relation d’amitié. Dans la notion de « Philia » chez Aristote, le désintéressement est central : « Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote appelle philia l’affection qui fait que nous aimons un être pour ce qu’il est et non pour ce qu’il peut nous apporter » (Wikipédia).


      Question : peut-on exprimer l’amour et l’amitié en graphe ?

      Je te remercie également de m’aider à approfondir encore une réflexion qui, loin de vouloir imposer une définition aux lecteurs, est avant tout un prétexte à l’introspection et à l’échange.

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