Jacques Cornet : « Toujours plus libres », ou le marketing de la créativité

Recension et notes de lecture d’un article de Jacques Cornet (Changements pour l’égalité, 2015).

Extraits choisis

« « Creative Wallonia », « ID campus », « École numérique », « European schoolnet », « Creative School Lab »… l’arsenal complet du salut de la Wallonie par la créativité. Centrons-nous sur « Creative School Lab ». « C’est une belle mission pour l’école d’essayer d’amener chaque enfant à devenir qui il est, fondamentalement et singulièrement, détaché de tout conformisme, de tout “il faut”, “on doit”, parce que ce qui tue la créativité à l’école, c’est le côté normal, comme dans les Écoles normales… » [7]. C’est pour cela que le projet est centré sur les Écoles Normales où le laboratoire, ilot de créativité au sein d’un océan de normalité, provoquera une « modification incrémentale » [8] dont les concepteurs annoncent un « effet de masse » [9] attendu. La Wallonie est sauvée.

L’idéologie, ce n’est pas seulement les idées (fausses) de mon adversaire (5), l’idéologie, ce sont des idées qui produisent de l’aliénation sociale et culturelle (6). Aliénation sociale : le Public discrédite le Public, le ministre discrédite ses enseignants. Le Public se déclare dépendant de l’expertise du privé, d’une certaine idéologie managériale, d’une certaine culture d’entreprise privée ».

« Si ce marketing de la créativité produit de l’aliénation sociale, elle produit, encore plus et de manière plus profonde, de l’aliénation culturelle. Elle impose une certaine conception de l’humain, de la créativité et de la manière de la générer ».

« « Amener chaque enfant à devenir qui il est, fondamentalement et singulièrement » dit le cultivateur d’idées qui cultive particulièrement celle-ci. Ceci fonde une conception de l’humain en tant qu’individu immanent sans besoin d’aucune autre transcendance que lui-même et sans aucune contingence, sociale principalement. Chacun aurait en lui une identité profonde, naturellement riche et féconde, dont, paradoxalement, la normalité empêcherait l’épanouissement et qui, en même temps, libérée par les techniques, deviendrait toute puissante indépendamment de son environnement social, économique, culturel et politique ».

Mon opinion

Plusieurs développements de cet article mériteraient à mon avis un peu de nuance, notamment lorsqu’il est question de ce que l’auteur n’analyse qu’en termes d’individualisation des parcours (d’autres dimensions interviennent), d’autant que l’organisation du Décret sur le terrain tend à baliser malgré tout celle-ci (ne serait-ce que parce que ça implique des ajustements logistiques).

De même, si Jacques Cornet prend la peine de distinguer créativité et innovation, il est intéressant de s’interroger sur le fait que ces deux termes soient galvaudés et idéologiquement marqués. Le marketing de l’innovation, comme celui qui confond créativité et innovation (managériale, définie comme « capacité à convertir des idées en factures »), s’impose comme une idéologie quand l’innovation pourrait être vue en termes humains ou scientifiques et non seulement marchands, et quand de surcroit celle-ci n’est pas nécessairement à voir comme synonyme de progrès.

Enfin, le texte témoigne lui-même de partis pris (voire d’un ou deux jugements à l’emporte-pièce) de son auteur, notamment en termes politiques et y compris dans la « résistance » organisée du wallon par rapport à une primauté idéologique de l’anglais. Je garde une distance par rapport à cela.

Ceci étant dit, le propos sur des aliénations ambiantes dans l’enseignement me semble particulièrement pertinent et interpellant. Les synergies entre le monde privé et le public ne sont pas mauvaises en tant que telles, mais elles posent des questions lorsqu’elles s’accompagnent d’un discours univoque et marqué par des valeurs (un certain type de créativité et d’« être-au-monde » est valorisé, et ceci de manière sous-jacente, « inconsciente », et donc idéologique). Il y a un formatage à un certain type de « liberté ». Formatage renforcé à grands coups de marketing et de slogans, auxquels certains adhèrent sans même se rendre compte qu’il s’agit d’idéologies.

J’ai développé des idées similaires dans plusieurs articles que j’ai écrits sur la pédagogie.

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« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils sont morts dans d’atroces souffrances en essayant »