L’identité selon Brubaker

Reformulation d’un article scientifique de Rogers Brubaker, traduit par Frédéric Junqua : « Au delà de l’« identité » », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°139, 2001, L’exception américaine (2), pp. 66-85.

Le problème des discours sur l’« identité »

Débats sur l’identité nationale en France, voire wallonne, ici, en Belgique[1] : qu’est-ce que cela signifie ? Que veut dire réellement ce mot complexe qu’est l’« identité » ? Nous allons découvrir que ce terme renferme plusieurs sens, parfois contradictoires, et que même certains chercheurs en sciences sociales n’arrivent pas à surmonter les difficultés qu’elle entraîne.

1. L’approche du politique et du sens commun

Le discours politique a parfois intérêt à « convaincre les gens qu’ils ne font qu’un ; qu’ils constituent un groupe fermé, spécifique et solidaire […], c’est là une partie normale et nécessaire de la politique, et pas seulement de ce que l’on appelle d’ordinaire la « politique identitaire » »[2], nous dit Rogers Brubaker.

Le politicien a pour objectif de rassembler les personnes afin de les persuader à une certaine action ou à adopter un certain point de vue. Son but est, en quelque sorte, de mobiliser les gens « sous un même drapeau », pour soutenir ses décisions. Les questionnements sur l’identité nationale en France et sur l’identité wallonne en Belgique en sont des exemples.

Ce n’est pas tout : d’autres pratiques politiques colportent abondamment une certaine vision de l’identité. Ainsi en va-t-il du projet « Edvige »[3], en France, qui visait en 2008 à établir un fichier policier qui pouvait contenir de nombreuses informations sur certaines personnes : leur âge, leur race, leur revenu, ainsi que leur orientation sexuelle, etc.

Cette approche de l’identité est très courante. Nous l’abordons comme une sorte de « profil-type », de « fiche signalétique » d’un individu ou d’un groupe. L’identité serait un « noyau dur », correspondant à l’intersection de ces caractéristiques. Nous supposons par là qu’un homme noir, homosexuel et au chômage appartient à un groupe différent qu’une femme blanche, fonctionnaire et hétérosexuelle.

En bref, l’identité serait déductible des particularités sexuelle, de classe, religieuse, ethnique… Selon R. Brubaker, il s’agit là des « catégories de pratiques » : ce sont les classifications utilisées par les non scientifiques pour donner du sens à leur action, à leur expérience sociale, dans un contexte particulier. En d’autres termes, les politiciens et « monsieur tout-le-monde » utilisent ces façons de « ranger dans des tiroirs » afin de voir de l’ordre dans le monde qui les entoure. Cet ordre leur permet de prendre des décisions au quotidien.

Une illustration nous vient des États-Unis où sont nées des « revendications identitaires » des femmes, des noirs et des homosexuels. Nous avons l’impression que nous sommes face à des groupes unis, qui parlent d’une seule voix, portant le même message.

2. Mais où est le problème ?

Tout d’abord, il convient de constater un fait : la catégorie « noir », par exemple, ne renvoie pas à la même chose pour les uns et pour les autres. Ainsi, Barack Obama est jugé noir par les uns, métisse par d’autres, peut-être même blanc par certains afro-américains. Le jugement concernant la couleur de peau diffère selon le point de vue, il est variable.

En réalité, le critère de couleur de peau pour parler des afro-américains est une catégorie historiquement créée. En effet, à un moment donné de l’histoire, les afro-américains ont eu des revendications communes, se sont réunis sous une même cause, et dans le même temps, le discours politique leur a imposé une étiquette. Elle est le fruit d’un point de vue particulier, et non quelque chose d’objectif.

En bref, si cette catégorie a pu rendre compte de phénomènes à un moment donné de l’histoire, elle n’est pas pour autant bonne pour « ranger », évaluer ou expliquer des faits pour l’ensemble de la population afro-américaine.

La grande erreur, c’est donc de croire que nous sommes face à une classification purement objective, qui permettrait d’analyser les comportements ou idées de tout un ensemble de personnes. Ces catégories de pratiques, qui sont le fruit de l’action quotidienne ou politique de manière très située, à un moment donné, ne doivent pas être considérées comme des « catégories d’analyse » par le scientifique. La dérive, c’est donc d’utiliser ces notions de race, de sexe, de classe sociale, etc. pour expliquer de manière systématique des façons d’être et de penser des personnes ou des groupes à qui l’on « attacherait » ces étiquettes.

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En d’autres mots, le problème consiste à réifier ces catégories, c’est-à-dire à en faire des ensembles purement objectifs, figés, bien délimités, et à y « classer » les gens pour expliquer leurs manières d’être. En effet, l’histoire nous montre que ces catégories sont relatives, et non pas absolues. Elles n’ont pas des frontières bien nettes, indépendantes de tout contexte : elles sont au contraire utilisées à un moment donné, par le sens commun ou par le politique, pour rendre compte d’un fait bien précis et bien situé dans l’espace.

Ce n’est pas le seul argument qui fait que le concept d’identité est problématique en sciences sociales. Son utilisation recèle en effet plusieurs ambiguïtés. Analysons-le de plus près.

3. Les ambiguïtés du terme « identité »

L’identité est un mot que nous employons énormément, comme s’il allait de soi. Est-ce que je pose la même question si je vous demande : « êtes-vous belge ? » ou « avez-vous le sentiment d’être belge ? ».

R. Brubaker établit des nuances entre les différents emplois du mot « identité » et de la catégorisation (sexe, âge, ethnie, religion, etc.) qu’il colporte.

Il distingue l’identité au sens « fort », de l’identité au sens « faible ».

L’identité au sens fort, c’est le noyau dur, la pierre. Elle fait référence à un aspect central de l’individu ou du groupe. Cela peut être une similitude fondamentale, partagée ou éprouvée, par les membres d’un groupe. C’est un caractère solide, qui ne s’altère jamais. C’est ce qui est profond. C’est le tronc de l’arbre, qui reste le même quelles que soient les saisons, alors que ses fruits et ses feuilles poussent ou tombent. Cette conception de l’identité est celle dite « essentialiste ». Cette vision des choses suppose que nous avons tous en nous quelque chose de permanent, qui subsiste malgré tous les changements. Quand nous disons à quelqu’un après plusieurs dizaines d’années qu’il est « toujours resté le même », nous présumons qu’il y a « en lui » quelque chose qui n’a pas changé et qui ne changera sans doute jamais.

C’est cela l’approche « réifiante » de l’identité, celle qui attribue des façons d’être et des façons de faire fondamentales à une catégorie de personnes. Par ce biais, on peut affirmer par exemple que « les noirs » ne sont pas ponctuels, que les personnes qui ont un bas revenu sont plus ou moins déviantes, etc. C’est la porte ouverte à des affirmations et catégorisations du type « les noirs homosexuels qui sont au chômage risquent plus de commettre un crime que les autres catégories de personnes ». De tels discours sont monnaie courante en politique, mais sont inadmissibles dans le champ scientifique.

L’identité au sens faible, par contre, c’est quelque chose de malléable, de changeant ; de plus difficile à saisir, de volatile, comme l’air. Elle fait référence à ce qui est relatif au contexte, à l’histoire, ou au « moi » qui se construit, toujours en relation avec autrui. Cette construction se fait toujours de manière très particulière, propre à chacun, comme on agence des pièces de lego. C’est un sens plus proche de l’approche dite « constructiviste » : il n’y a pas de noyau dur, commun à tous, mais au contraire un développement spécifique. Chacun des individus ou des groupes se « construit » progressivement dans une situation donnée, « au gré du vent », selon une histoire, etc.

Ces deux conceptions de l’identité rendent compte non seulement de l’ambiguïté de ce terme, mais aussi, plus gravement, des contradictions qu’il renferme. En effet, la conception forte de l’identité renvoie à la permanence, à ce qui ne change pas quel que soit le contexte. La conception faible de celle-ci reflète au contraire le changement, la construction progressive, et cela relativement aux situations.

4. Comment s’en sortir ?

Résumons la situation dans laquelle nous sommes.

Si nous utilisons le concept d’identité sans nuance, nous renvoyons à un terme paradoxal, contradictoire.

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Si nous l’utilisons au sens fort, nous faisons le choix d’une approche réifiante de l’identité, qui attribuerait des caractéristiques typiques à des catégories de personnes. Le choix de cette approche essentialiste, qui réduit une personne ou un groupe à une liste de caractéristiques fondamentales, est aujourd’hui fort critiqué.

Cependant, si l’on choisit de parler d’identité au sens faible, parle-t-on réellement d’identité ? Est-ce que quelque chose de mouvant, de dynamique, de changeant, que l’on ne peut saisir, est vraiment de l’identité ?

Nous ne pouvons donc ni utiliser ce terme sans distinction, ni vraiment choisir entre l’un de ses sens. Sommes-nous devant une impasse ?

5. Le tour de passe-passe conceptuel : utiliser d’autres notions en sciences sociales

R. Brubaker ne s’est pas laissé abattre par ces difficultés : en réalité, il suffit d’abandonner ce vocabulaire dans le champ scientifique, afin d’en choisir un autre, plus précis, moins ambigu.

Au lieu de parler d’identité, il faudra dorénavant choisir entre plusieurs termes. Aucun d’entre eux ne reflète totalement la réalité du concept « identité », mais c’est un bien, étant donné que celui-ci est contradictoire. Au lieu d’avoir un mot plein de paradoxes, on préfère plusieurs autres plus adéquats. Le scientifique doit en effet choisir les mots justes afin de ne pas être lui-même induit en erreur.

R. Brubaker propose par conséquent plusieurs notions.

Celles d’« identification » et de « catégorisation » renvoient à des processus. Autant l’identité est vue comme un « état permanent », un attribut qui ne change jamais, autant l’identification (par soi-même ou par autrui) et la catégorisation mentionnent plutôt des dynamiques sociales. C’est un fait qu’il existe des entités (individus ou institutions) qui (s’)imposent des catégories, des schémas de classification. Ce sont des mécanismes que l’on peut analyser socialement. Oui, le sens commun et le politique catégorisent, « classent » les personnes dans des tiroirs, c’est un fait observable. Non, ce classement n’est pas un modèle explicatif pour le scientifique.

Autrement dit, ce n’est pas parce que l’on admet qu’il y a une classification que l’on dit qu’elle est objective, légitime scientifiquement comme critère d’analyse.

Les notions d’« auto compréhension » et de « localisation sociale » se renvoient l’une à l’autre mutuellement. C’est ce que Rogers Brubaker appelle une « subjectivité située »[4] : nous nous situons par rapport à d’autres à un moment donné. Nous nous « localisons » et nous localisons les autres sur un « espace social ». En fonction des autres et de la place qu’on leur donne, nous nous positionnons. C’est donc toujours en relation, et non pas « dans l’absolu » : nous prenons en compte le contexte particulier.

Enfin, l’auteur distingue encore trois faits.

  • Premièrement, le fait pour des personnes de partager un attribut commun (par exemple, « être noir »), qu’il appelle la « communalité » catégorielle ;
  • Deuxièmement, celui pour des personnes d’avoir des liens entre elles, qu’il nomme « connexité » relationnelle ;
  • Et pour terminer le sentiment d’appartenance à un groupe particulier, la « groupalité ».

Si l’on prend l’exemple de la Belgique, on peut dire que tous les belges ont une communalité catégorielle. Tous sont en effet belges, par définition. Cela ne veut pas dire que tous ont une connexité relationnelle entre eux : les wallons et les flamands entretiennent-ils en effet de fortes relations ? Enfin, la groupalité pose la question suivante : a-t-on le sentiment d’appartenir à un groupe belge bien soudé ?

Ce n’est donc pas parce que l’on appartient à une catégorie que l’on a le sentiment d’y appartenir ou que l’on y entretient des relations typiques, ce que suppose par contre le concept d’identité !

Nous l’avons donc compris : il convient d’adapter le vocabulaire, d’utiliser des termes à la fois plus riches et plus précis. C’est une nécessité pour rendre compte de cette complexité, de ces nuances de la réalité sociale, et pour éviter l’erreur consistant à traiter tout cela sans distinction.

> Pour approfondir la compréhension de cet article et de sa reformulation, lire mon argumentaire concernant le document : choix de vulgarisation et évaluation du dispositif. Celle-ci contient notamment une carte conceptuelle des notions abordées ici.


[1] En mars 2010, le journal La Libre nous apprend le lancement d’un débat sur l’identité wallonne en Belgique.

[2] BRUBAKER Rogers, JUNQUA Frédéric (trad.), « Au delà de l’« identité » » in Actes de la recherche en sciences sociales, n°139, 2001, L’exception américaine (2), p. 84.

[4] BRUBAKER Rogers, JUNQUA Frédéric (trad.), op. cit., p. 77.