Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias (4) : enjeux et implications

Dans les précédents articles du dossier, nous avons fait état de dérives typiques des « apprentis sorciers » de l’éducation aux médias. Dans ce numéro 4 des « apprentis sorciers » de l’éducation aux médias, nous évoquons les enjeux de cette discipline et les implications didactiques issues de notre constat de l’existence de pédagogies et partis pris peu propices à la réflexion critique.

2. Des enjeux et implications

Nous nous positionnons clairement pour dire que certaines expérimentations didactiques – malheureusement, dans le domaine de la critique des médias également – sont peu fiables, et ternissent les enjeux de la problématique.

Ainsi, certains éducateurs imposent l’usage du powerpoint tout en ne respectant pas les critères de clarté d’un schéma, ils choisissent d’utiliser des forums ou plateformes web sans définir les rôles nécessaires au bon déroulement d’un travail collaboratif, ils font disserter leurs élèves sur Twitter sans connaitre les usages de ce réseau social, ou encore ils leur montrent comment incorporer des images dans Word sous le prétexte de développer leurs compétences médiatiques… Nous avons déjà rencontré des représentants de l’éducation aux médias qui ont commis eux-mêmes des erreurs lamentables en termes d’utilisation critique du web, notamment en cliquant sur des spams ou ne serait-ce qu’en utilisant un outil comme Twitter comme un chatroom, floodant la timeline leurs abonnés.

Certes, les (N)TIC représentent une excellente porte d’entrée pour lancer le questionnement. Cependant, il y a visiblement un risque consistant à utiliser l’éducation aux médias comme un prétexte (conscient ou non) pour élaborer des dispositifs farfelus, fastidieux d’utilisation et d’appropriation pour l’apprenant, manquant de rigueur, superflus, inutiles ou encore soumis à des impératifs purement technicistes (Cf. LECOMTE, J., Nouveaux médias : de la passivité à l’interactivité ?).

Nouveaux médias : de la passivité à l’interactivité ?

Dans son ouvrage de 1997, Jacques Gonnet rappelle d’ailleurs que le livre – et notamment les manuels scolaires – sont des médias (GONNET, J., Education et médias, Paris : PUF, 1997).

Quelque part, faire de l’éducation aux médias consiste donc également pour le pédagogue à prendre conscience (ou à se rappeler) que l’éducation est liée à des valeurs. Derrière la question « pouquoi éduquer? », il y a un idéal d’émancipation, d’élévation humaine. Simplement, il convient à ce moment de la réflexion de se dire que les valeurs qui sous-tendent les dispositifs mis en place peuvent ne pas être acceptées par tous. Concrètement, cela revient à dire qu’il y a certaines normes morales auxquelles il faut accepter que l’apprenant n’adhère pas.

Reconnaître les valeurs sous-jacentes des dispositifs d’éducation suggère comme corollaire de reconnaître qu’on puisse ne pas adhérer à ces valeurs.

En conséquence, selon nous, une éducation doit aller au-delà des valeurs, en faire le deuil, pour s’interroger sur les enjeux qui sont liés à celles-ci. De ces enjeux, il faudra ensuite rendre compte ; il faudra les expliciter (non seulement se les expliciter à soi-même, en prendre conscience, mais aussi les rendre clairs pour les autres, en termes didactiques).

Qu’est-ce qui est important dans une société harmonieuse ? Que les gens ne relaient pas d’informations fausses concernant une star ? Qu’ils évitent que leur ordinateur soit infecté par des virus? Quelles sont les valeurs fondamentales que l’on veut partager, et pourquoi ? Ce n’est pas une question qui doit se limiter à l’analyse sociale ou aux valeurs « des jeunes », mais d’abord se poser en première personne : à quoi est-ce que j’adhère, moi, en tant qu’enseignant ? Ces croyances doivent-elles toutes nécessairement être partagées ? Si oui, quels sont leurs enjeux ? Ce sont par les enjeux de ces valeurs que l’on peut envisager, à notre sens, une véritable émancipation critique. C’est aussi une manière de relativiser le poids des normes morales, dont certaines sont peut-être plus accessoires que d’autres.

Au sujet des enjeux, cf. aussi l’article Nouveaux défis, nouveaux cours : éducation critique et philo morale et mon mémoire.

Education aux médias : mon mémoire

2.1. L’esprit critique

« Former les hommes, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu ».

NB : Bien que cette version soit communément attribuée à Aristophane, il n’est pas certain qu’il en soit l’auteur d’origine et il existe plusieurs variantes plus récentes de cette citation, notamment chez Montaigne ou encore Rabelais.

Une partie significative des heures consacrées aux médias dans les écoles s’apparente davantage à un apprentissage hasardeux de programmes informatiques que les jeunes pourraient rapidement découvrir ou ont déjà découvert par eux-mêmes. Cette perspective (présente même dans certains textes légaux) ne prend en compte que la dimension technologique des médias. Or, le projet de l’éducation aux médias (Cf. PIETTE, J., Education aux médias et fonction critique, Paris : L’Harmattan, 1996, p. 64 et « Le nouvel environnement médiatique des jeunes : quels enjeux pour l’éducation aux médias ? », 2005) est bien plutôt de développer une autonomie critique à leur égard (c’est-à-dire de se donner à soi-même ses propres lois, plutôt que de les subir de l’extérieur). Le terme « éducation aux médias » porte en ce sens souvent à confusion, d’où le choix de certains auteurs parler de compétences en « littératie médiatique » ou en « culture médiatique » afin de lever les malentendus (Cf. FASTREZ, P., « Quelles compétences le concept de littératie médiatique englobe-t-il ? Une proposition de définition matricielle », in Recherches en communication n°33 : les compétences médiatiques des gens ordinaires, Louvain-la-Neuve : Université catholique de Louvain, 2010).

Cependant, comme l’écrit Monvoisin, la méthodologie scientifique, la philosophie (dont l’épistémologie) et l’histoire et la sociologie de l’évolution des sciences sont des matières relativement marginales par rapport aux autres contenus d’enseignement, plus formels, directement mobilisables et répondant davantage à une demande mercatique : « enseigner l’esprit critique est non nécessaire pour une adaptabilité au marché de l’emploi » (MONVOISIN, R., BROCH, H. (dir.), LEVY, P. (dir.), Pour une didactique de l’esprit critique : Zététique et utilisation des interstices pseudo-scientifiques dans les médias, Université Grenoble 1 – Joseph Fourier, 2007, p. 17). Nous proposons de faire le pari qu’un tel questionnement a du sens malgré tout.

L’esprit critique fait en fait référence à une pensée critique (c’est quelque chose qui se joue en action, en actes : la pensée critique est l’actualisation de la critique). On n’est pas critique une fois pour toutes.

« Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses, c’est celui qui pose les vraies questions ».

C. Lévi-Strauss

Cette pensée critique suppose l’autonomie du jugement, c’est-à-dire réflexivité et conscience. Elle ne suppose pas que l’on s’attarde outre mesure sur des contenus spécifiques, des préceptes.

Il s’agit en somme d’une attitude de mise en perspective et de questionnement, ici en l’occurrence sur les médias

Or, les médias ont plusieurs enjeux.

2.2. Une subdivision des enjeux

Nous épinglons trois enjeux majeurs que nous percevons dans le fait d’éduquer aux médias.

  1. Le premier est épistémologique, ou du moins cognitif. Nous pensons que l’être humain préfère connaître à être trompé. Il s’agit de la quête de la vérité, de la fiabilité. Que pouvons-nous connaître ? Comment acquérir ce savoir ? Comment se retrouver et faire la part des choses face à la multiplication du nombre de sources ? Nous avons été confrontés régulièrement à des attitudes de confiance ou de méfiance par rapport à différents contenus. La problématique de la fiabilité rejoint selon nous une question existentielle : en quoi pouvons-nous croire ? Ce questionnement est lié à l’éthique : comment prendre les décisions les plus correctes, en fonction de l’information à disposition ?
  2. Le second est technique (voire esthétique). Les dispositifs techniques augmentent désormais le champ d’action humain. Il s’agit d’apprendre à les utiliser de manière efficace, d’autant plus dans un contexte où le nombre de données et documents augmente de manière exponentielle. Sachant que les dispositifs techniques peuvent décharger les individus de certaines tâches, il s’agit d’apprendre à les utiliser de manière efficace. L’information n’est pas une fin en soi.
  3. Le troisième est éthique, ou du moins social, relationnel. Il est question d’échange de points de vue, de réflexion à propos des valeurs et présupposés culturels, de manière à favoriser l’accueil de la différence. Sachant que les problématiques liées aux médias et à leurs dérives (propagande, notamment) sont également liées à une forte dimension socio-affective, il est question de favoriser une société où les gens ne vont pas se taper dessus demain ; où ils vont pouvoir vivre ensemble et agir de manière harmonieuse.

Place de la philosophie dans l’éducation aux médias

Cette réflexion est supposée ouvrir à la rencontre et à l’écoute mutuelle dans une optique d’enrichissement. Les questions de sens et les problématiques techniques sont relatives à l’agir, au fait de poser des actes (de croyances et de comportements). En somme, la question de l’esprit critique prend place dans un cadre de formation citoyenne, humaine. La technique et le savoir ne sont pas des fins en soi : la connaissance et les objets technologiques sont des moyens pour exercer la liberté humaine.

Autrement dit, ces trois enjeux prennent sens dans une vision d’émancipation. Selon nous, la critique des médias est intéressante dans la mesure où elle fait sens en première personne. Elle ne consiste pas à dire que « les médias manipulent, sont dangereux », qu’« il y a des risques » ou qu’« il faut s’en protéger et les contrôler », mais à interroger le rapport aux médias afin de favoriser une réflexion personnelle.

Il importe d’insister sur le caractère primordial de ces enjeux en respect d’une des bases de la didactique. En effet il convient de commencer par définir des objectifs, et ensuite seulement de définir les méthodes, pédagogies et contenus d’apprentissage en fonction des ses propres préconceptions ou de celles des apprenants.

2.3. De la nécessité de préciser les enjeux

Il importe d’insister sur le caractère primordial de ces enjeux en respect d’une des bases de la didactique. En effet il convient de commencer par définir les objectifs, et ensuite seulement, en fonction des préconceptions des apprenants, du « déjà-là » cognitif, de définir les méthodes, pédagogies et contenus d’apprentissage.

1. Définir des objectifs et « compétences » en fonction : un « but »

« La définition des compétences et leur opérationnalisation est une condition sine qua non de l’évaluation de la littératie médiatique. L’élaboration d’outils d’évaluation est un moyen de fixer des objectifs pour les éducateurs aux médias, comblant le vide entre les buts asymptotiques (« être un citoyen et un usager des médias actif ») [extrêmement généraux et abstraits] et les savoir-faire pratiques (« savoir comment cadrer un gros plan ») [déconnectés des enjeux] »

FASTREZ, P., La compétence médiatique : du concept à la mesure, le 17/05/2010.

Dit autrement, la définition de compétences en fonction d’enjeux est nécessaire pour éduquer aux médias de manière correcte. En effet, sans cela, les éducateurs courent le risque de poursuivre des objectifs trop larges et abstraits ou au contraire de se limiter à des applications pratico-pratiques difficiles à généraliser.

La question de l’évaluation est primordiale par ailleurs : comment déterminer si une pédagogie est efficace si il est impossible de mesurer des performances (ici, critiques) relatives aux compétences à développer ? C’est d’ailleurs une des choses que montre mon mémoire. Pour dire si un outil didactique fonctionne, il est nécessaire de prévoir une manière de jauger les aptitudes avant et après son usage auprès des apprenants. L’évaluation est un enjeu très présent concernant les dispositifs d’éducation aux médias, dans la mesure où c’est une lacune de très nombreuses initiatives pédagogiques.

2. Identifier les conceptions de départ, les savoirs préalables, les représentations initiales, les préjugés des apprenants

3. Choisir ses méthodes et dispositifs pédagogiques

C’est seulement dans ce troisième temps, en fonction d’enjeux bien définis et d’une idée des socles informels de « savoirs » dont disposent les élèves que l’on choisit les moyens à mettre en œuvre ! Les recettes méthodologiques ne suffisent pas.

Généralement, les « apprentis sorciers » de l’éducation aux médias se fourvoient dans ce cheminement pédagogique, en mettant en place des méthodes et contenus spécifiques sans avoir réfléchi aux finalités et aux dispositions préalables des apprenants (ils définissent un chemin, sans repérer d’abord sur une carte leur point de départ et leur arrivée, en quelque sorte).

3. Définir l’esprit critique en fonction des enjeux

Une problématique récurrente tient au fait du caractère vaste et incertain des expériences dans le domaine. L’éducation aux médias nécessite une rigueur. Avant de se fixer des moyens et des méthodes, il est primordial de clarifier les buts à atteindre.

En conséquence, il parait important de préciser la notion d’esprit critique. Celui-ci représente l’objectif de la critique des médias, mais souffre lui-même d’être un concept à géométrie variable.

Selon Jacques Piette, il faut différencier l’esprit critique de l’intelligence en général, tout en lui donnant un sens suffisamment générique et observable pour ne pas tomber dans le subjectivisme : généralement, l’esprit critique signifie ce que les auteurs veulent lui faire dire (PIETTE, J., Education aux médias et fonction critique, Paris : L’Harmattan, 1996, p. 83 où il cite BEYER, B. K. et p. 265).

Nous avons utilisé plusieurs fois le terme « esprit critique ». Mais cet esprit critique ne dépend pas du niveau d’études ou de culture générale. Nous aurions pu lui préférer l’idée de « pensée critique ». En effet, le mot « esprit » peut référer à quelque chose de « figé », qui s’acquiert une fois pour toutes, demeurant finalement « passif ». Une personne pourrait ainsi posséder ou être un esprit critique. Selon nous, il n’en est pas question. Il s’agit au contraire d’une attitude réflexive à un moment donné, qui se traduit par le fait que l’on adopte ou non une posture critique, un positionnement interrogatif et constructif.

Plusieurs directions se dessinent par rapport à cette démarche critique vis-à-vis des médias :

  • premièrement, interroger les contenus, l’information, et les dispositifs techniques ;
  • deuxièmement, interroger le rapport individuel à l’information (voire à la connaissance en général) et aux médias, c’est-à-dire notre propre manière d’interpréter, de juger, de connaître, de comprendre ;
  • troisièmement, interroger nos pratiques et usages sociaux.

Selon nous, l’analyse des médias doit donc combiner une mise en perspective « cognitive » méthodique des contenus et connaissances avec le cadre social et affectif : doit-on se baser sur des façons de faire conventionnelles ou bien juger ces conventions ?

En d’autres termes, il s’agit de prendre distance par rapport aux médias, mais aussi par rapport à notre façon de les appréhender.

En 2009, Thierry De Smedt épingle des compétences en « contrôle du raisonnement, logique formelle et argumentation », mais aussi « socio affectives à vivre la disputatio » et enfin en « culture médiatique à diagnostiquer les enjeux d’un message ou d’un dispositif médiatique » (DE SMEDT, T., « Contrôler les médias ou former le public », Louvain-la-Neuve : Université catholique de Louvain, année académique 2008-2009). Il s’agit d’une subdivision de ce que peut bien revêtir l’esprit critique : à la fois, des compétences générales de traitement de données, de logique et de raisonnement, mais aussi des compétences sociales et relationnelles, à vivre l’échange et la confrontation de vues en fonction d’une ouverture, et enfin une dimension propre à la spécificité des médias et de leurs implications. Nous le voyons : au-delà de la fiabilité des sources, il est question d’une véritable ouverture critique, d’une maitrise plus large du raisonnement, ainsi que de dimensions culturelles et affectives qui transcendent ce cadre.

Bien que les deux subdivisions évoquées ne soient pas tout à fait identiques, nous pouvons dresser un parallèle avec celle qui appréhende les médias selon les dimensions cognitive (englobant les compétences en logique, raisonnement, argumentation…), technique (maîtrise des spécificités relatives aux médias en tant que technologies) et enfin sociale et affective, relationnelle (englobant la confrontation de points de vue). Nous optons pour préciser les compétences relatives à l’esprit critique selon ces trois pôles. La formulation utilisée par Thierry De Smedt est tantôt plus spécifique, tantôt plus vaste que la subdivision « cognitif – technique – social » des médias, notamment lorsqu’il est question de compétences en « culture médiatique ». En effet, celles-ci ont un aspect cognitif (décryptage de documents), voire social, parfois commun à plusieurs dispositifs techniques dont il n’est pas nécessairement opportun d’étudier les spécificités. Les pédagogies implicites liées à cette catégorie proposée par l’auteur (comme l’apprentissage de théories relatives aux médias) ne font pas toutes référence à la dimension technique. Nous pensons cependant que les deux approches se rejoignent dans leur spécificité (directions didactiques concrètes inférées) et leur logique sous-jacente.

3.1. Interroger les contenus et les dispositifs techniques

La critique en tant que telle correspond à la définition suivante :

« […] examen d’un principe ou d’un fait, en vue de porter à son sujet un jugement d’appréciation […] Elle est définie par Kant en ce sens large : « un libre et public examen » […] On appelle en ce sens esprit critique celui qui n’accepte aucune assertion sans s’interroger d’abord sur la valeur de cette assertion, tant au point de vue de son contenu (critique interne) qu’au point de vue de son origine (critique externe) »

LALANDE, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie : texte revu par les membres et correspondantes de la Société Française de Philosophie et publié avec leurs corrections et observations, Paris : Presses universitaires de France, 2006, p. 197.

Dans cette acception, l’esprit critique n’est pas seulement lié à la valeur de l’assertion, à la valeur de la source, mais aussi à une attitude d’interrogation, une façon de questionner les choses. L’esprit critique, déjà chez Kant, est non seulement lié à la valeur des assertions et documents, c’est-à-dire à la fiabilité des sources, mais aussi à une attitude d’interrogation, un jugement d’appréciation, une façon de questionner les choses. En d’autres termes, il s’agit de prendre distance par rapport aux médias, mais aussi par rapport à notre façon de les appréhender.

« […] il nous semblerait intéressant au sein de la communauté scolaire de se dégager du paradigme centré sur la connaissance des seules offres d’outils et de technologies et de leur maîtrise opératoire pour envisager progressivement un paradigme plus ambitieux et plus complexe centré sur l’information, ses modes d’appropriation et d’élaboration, les formes communicatives en jeu notamment en appréhendant la thématique de l’intime, du familier et du public »

Eric Delamotte et Vincent Liquète, « La trans-littératie informationnelle. Eléments de réflexion autour de la notion de compétence info-communicationnelle scolaire et privée des jeunes » in Recherches en communication n°33 : les compétences médiatiques des gens ordinaires (I), pp. 32-33.

Des aptitudes techniques souvent surestimées

Note : au sujet des dispositifs techniques, et du point de vue de leur appropriation critique, attention à l’idée reçue selon laquelle les jeunes maîtrisent d’office mieux ceux-ci que les adultes. Nous avons pu constater des lacunes dans l’utilisation raisonnée de Google par exemple (opérateurs booléens, recherche avancée, etc.). Ce n’est pas pour rien que Google Suggest propose souvent des questions en guise de suggestions : les usagers lui posent littéralement leur question.

A ce propos, Alexandre Serres parle de « compétences numériques surestimées », « inégalement réparties » et les qualifie ensuite d’« insuffisantes » (SERRES, A., Dans le labyrinthe : évaluer l’information sur Internet, 2012, pp. 59-63).

D’autres sources abondent en ce sens. C’est le cas du « rapport Fourgous » :

« A part les élèves des milieux favorisés qui ont un accompagnement parental, la plus grande majorité ne possède pas les compétences leur permettant d’utiliser les Tic de manière pertinente et efficiente : ils ne dominent ni les aspects techniques, ni les aspects éthiques des outils numériques »

Rapport Fourgous, Mission TICE : Réussir l’école numérique, 2009, p. 138.

Bruillard et Fluckiger sont également de cet avis :

« Les compétences effectives des adolescents sont encore mal connues, mais certainement bien moindres que les discours généraux le laissent croire. Beaucoup d’études internationales  (par exemple : Lennon & al., 2003 ; Kvavik & Caruso, 2005 ; Eurydice in Brief, 2005 ;  Demunter, 2006)  rapportent des compétences générales des adolescents en TIC, mais d’une part elles reposent souvent sur des déclarations (et la surestimation est souvent de mise, surtout pour les garçons) et d’autre part, elles globalisent l’ensemble des TIC ne permettant pas de discriminer dès que l’on s’intéresse à des logiciels ou des activités spécifiques »

Fluckiger, Bruillard, TIC : analyse de certains obstacles à la mobilisation des compétences issues des pratiques personnelles dans les activités scolaires, 2008, pp. 5-6.

Cf. également Périne Brotcorne, Luc Mertens, Gérard Valenduc, Les jeunes off-line et la fracture numérique, 2009, ainsi que SERRES, A., « La culture informationnelle », 2008 et « Culture informationnelle et didactique de l’information », 2010.

A souligner ici que la question des compétences techniques n’a de sens qu’en regard des usages pertinents en termes d’autonomie critique vis-à-vis des médias : on est bien dans une optique d’éducation aux médias, et non par les médias.

3.2. Interroger notre rapport aux médias : cognition et métacognition

Cette attitude de questionnement peut avoir selon nous un second objet : notre rapport aux médias. Nous pouvons en quelque sorte parler de métacognition, c’est-à-dire d’une distance par rapport à sa propre cognition. Il s’agit de connaître nos façons de connaître. Concernant la métacognition, M. Romainville parle d’« ensemble des connaissances dont un sujet dispose à propos de son fonctionnement cognitif » ainsi que de « régulation de sa cognition » (ROMAINVILLE, M., Savoir parler de ses méthodes, 1993). Piette résume la tension en ces termes : pour lui, éduquer à l’esprit critique correspond à « nous interroger sur la crédibilité des sources ou la véracité de l’information », mais aussi à « améliorer certains aspects importants du processus de pensée » (PIETTE, J., Education aux médias et fonction critique, Paris : L’Harmattan, 1996, p. 78). Autrement dit, interroger ses propres présupposés et modes de fonctionnement par rapport aux croyances et à l’apprentissage contribue à former une pensée critique. En bref, il s’agit d’analyser les relations, croyances et perceptions vis-à-vis des médias. Pour un enseignant, il s’agit de rendre compte de ses méthodes, a priori et postulats. La pensée critique est entendue comme essentiellement réflexive, c’est-à-dire qu’elle s’interroge elle-même. C’est d’ailleurs un principe didactique de base. 

3.3. Interroger notre rapport aux médias : les liens sociaux

Fiabilité et autres risques : pédophilie, violence,… De la question « Quels sont les dangers, manipulations et défauts des médias ? » à la question « A qui puis-je me fier ? »

Les médias posent enfin la question du lien social. Il se peut qu’une émission soit fort regardée et unanimement critiquée : les individus se rejoignent alors dans la critique. S’informer, pour certains, c’est avoir un sujet de conversation le lendemain au bureau : peu importe si c’est fiable ou non, peu importe d’ailleurs si le contenu est apprécié ou non (on peut partager son dégoût et son indignation) ce qui compte est l’interaction et le partage suscités.

Ainsi, si certaines émissions de télé sont quasi unanimement désignées comme « peu intelligentes », elles sont malgré tout regardées parce que ce n’est pas le fait qu’elles soient intelligentes ou non qui importe, mais le lien social qu’elles impliquent.

En ce sens, l’importance accordée à l’information ou à la presse, entre autres dans les écoles, n’est pas toujours pertinente. Est-on nécessairement plus critique lorsque l’on regarde le JT ou ouvre un journal chaque jour ? Certains cas prêtent à penser le contraire. Le rapport des individus au savoir ne dépend pas uniquement d’une curiosité cognitive, ni de leur rationalité. La façon de comprendre les concepts, de les mémoriser ou, de leur donner sens est également liée aux pratiques typiques des différentes catégories sociales.

Bourdieu note déjà dans les années 1970 que la consommation de l’art ou du savoir en général se fait selon des codes culturels, des prédispositions à penser et à agir d’une certaine manière (habitus). Cf. BOURDIEU, P., La distinction : critique sociale du jugement, Paris : Minuit, 1979.

De même, les comportements des usagers face à un dispositif, même lié à un certain « savoir savant », sont constitués d’échanges informels : ils laissent une place importante au relationnel. Un musée, pourtant figure emblématique d’un lieu de savoir et de culture « purs », représente avant tout pour les visiteurs un ou des sujets de conversations par rapport à un groupe d’appartenance donné (NIQUETTE M., « Quand les visiteurs communiquent entre eux : la sociabilité au musée » in La Lettre de l’OCIM (Office de Coopération et d’Information Muséographiques) n°36, 1994, pp. 20-28). C’est l’occasion pour certains de valoriser un type de savoir auprès de leurs pairs. Cette thèse permet d’expliquer qu’au-delà de l’ignorance des contenus, certaines catégories de la population n’y trouvent globalement pas d’intérêt : pour eux, cette connaissance et les échanges qui y sont liés n’ont pas nécessairement de sens.

Envisager cette dimension permet de comprendre en partie les difficultés de certains projets, comme le projet du musée du Louvre (Site du musée du Louvre, Rapports d’activités 2007 à 2009) qui vise à donner accès à l’art et à une certaine culture à des détenus qui le souhaitent. Selon un travailleur concerné par le projet, plusieurs prisonniers émettent en effet de « sérieuses réticences » non tant par rapport aux contenus et au principe, que vis-à-vis du « sens » que cela a pour eux et de leur faculté de « comprendre » ce sens. Au-delà de la probable dévalorisation en présence, il s’agit d’un défi de réflexion critique. Une hypothèse est que cela ne fait pas sens pour eux car le savoir qui leur est proposé est déconnecté des pratiques sociales d’échanges vis-à-vis de ce savoir.

« A quoi sert le savoir ? », « A quoi sert « la culture » ? » sont des questions qui synthétisent en quelque sorte cette réflexion.

Dans l’absolu, la connaissance ne sert à rien (tout comme la technique) : elle s’inscrit dans l’action et la liberté humaines, dans ses dimensions utilitaires d’assouvissement des besoins (vie, survie…) et ses dimensions sociales (échanges, cohabitation…). Un « savoir », même académique, correspond parfois plus à un « sujet de conversation commun » qu’à de véritables enjeux sociaux. Pour caricaturer, l’utilisation que font les lecteurs de la presse people n’est pas si éloignée de ceux qui lisent la presse politique : la plupart du temps, ils recueillent des thèmes d’échange qui correspondent à leurs sphères d’appartenances socioculturelles.

Selon nous, l’éducation aux médias doit donc combiner une mise en perspective « cognitive » méthodique des contenus et connaissances avec le cadre social et affectif. En d’autres termes, ce cursus prend place à notre avis dans une démarche de remise en question de comportements (doit-on vraiment éduquer aux façons de faire conventionnelles ou bien à détecter les conventions en tant que telles ?), d’une critique du relationnel, d’une interrogation concernant les codes, usages, pratiques et autres utilisations culturelles.

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