Les polémistes sont-ils responsables des interprétations de leurs propos ?

Sur la distinction entre sémantique et pragmatique (en savoir plus sur ces notions)

Voici une phrase que l’on pourrait attribuer à plusieurs polémistes : « Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, et je persiste et signe par rapport à ce que j’ai dit ».

On pourrait traduire cette affirmation de la sorte : « je ne suis pas responsable des mauvaises interprétations que vous faites ».

En réalité, c’est plus complexe.

Inconnu - Honoré de Balzac - Old Goriot. Philadelphia - George Barrie & Son - 1897

Rasignac et Vautrin (Balzac, La Comédie humaine). Inconnu – Honoré de Balzac – Old Goriot. Philadelphia – George Barrie & Son – 1897 (Source : Wikipédia)

Pas la peine de citer des noms ou des exemples pour que le lecteur se fasse une idée des propos controversés auxquels il peut être fait allusion en Belgique ou en France (entre autres en période électorale). Principalement quand il est question de problématiques liées à l’identité, à des replis communautaires ou encore à des dogmes (dont le dogme libre-exaministe). Lorsqu’un politicien ou un média de masse (radio, télé, Internet, presse écrite) émet une « petite phrase » sur le sujet, il arrive que celle-ci génère plusieurs perceptions, compréhensions et prises de position radicalement différentes (que ce soit parce qu’elle est ambiguë, mal comprise ou intrinsèquement polysémique, entre autres).

Prenons le « cas Guéant » qui est le plus proche en date : début février 2012, celui-ci a déclaré que « toutes les civilisations ne se valent pas ». Or, il y a une différence entre affirmer que certains régimes politiques sont préférables à d’autres (exemple : tyrannie versus démocratie et droits de l’homme) et dire que des civilisations ne se valent pas (même si on se limite aux définitions lexicales du terme employé). L’homme politique n’en est pas à son coup d’essai : les controverses desquelles il est l’origine ont même inspiré l’idée d’un « guéantomètre » sur Slate.fr. Analysons les prises de position qui ont suivi ses déclarations.

Deux interprétations (au moins) sont possibles :

1. Comprendre que la phrase de Guéant signifie « certains régimes politiques sont préférables à d’autres ». C’est l’interprétation que suggère Rama Yade (tout en avouant avoir été choquée de prime abord) et que le Président Sarkozy expose en la qualifiant de bon sens. Le mot « civilisation » serait en effet l’élément choquant des déclarations, étant donné qu’une civilisation correspond par définition à des valeurs, des mœurs, des connaissances, des idées, et non spécifiquement à des systèmes politiques éventuellement coercitifs.

Notons d’ailleurs que comme le terme « identité », le mot « civilisation » est intrinsèquement problématique, cf. L’identité selon Brubaker.

2. Comprendre qu’elle signifie « certaines cultures sont préférables à d’autres » (incluant des considérations telles que celles prononcées par Bruno Gollnisch : « Je respecte beaucoup les autres civilisations mais j’ai le droit de penser que l’orchestre symphonique, c’est supérieur au tam-tam, même si le tam-tam c’est entraînant », sic !). C’est cette interprétation qui fait évidemment bondir de nombreux citoyens, commentateurs, et bien entendu adversaires politiques. Notons que les propos de Gollnisch sont du même ordre que ceux de Guéant. Il suffit d’un mot (en l’occurrence, « supérieur ») pour susciter des polémiques, alors qu’il aurait pu se contenter de dire qu’il préférait l’orchestre au tam-tam. On confond ici le registre des préférences culturelles et individuelles / subjectives avec celui de systèmes moraux.

Ce serait suivant cette seconde interprétation un positionnement clairement communautariste, voire raciste, exprimé éventuellement de manière stratégique pour faire du pied aux électeurs du FN.

De manière plus spécifique encore, certains y voient une manière de stigmatiser la population musulmane, ce dont se défend Claude Guéant tout en laissant le flou sur ce que ses propos signifient exactement et en déclarant par ailleurs des choses contradictoires (laspus ?).

La première interprétation, présentée comme « du bon sens » et des évidences, est défendue à demi-mot par la droite. Lorsque la gauche les critique en fonction de l’autre interprétation possible, la droite traite la gauche de « relativistes » qui diraient que « tout se vaut » et que « les pays des droits de l’homme ne seraient pas préférables aux tyrannies, aux pays qui privent les autres de libertés », etc. Robert Redeker (à qui cela me fait de la peine que l’on ait accordé le titre de « philosophe », du fait de la médiocrité de son « analyse ») abonde en ce sens :

Philosophiquement, rien n’est plus juste que ce propos. Si on le nie, on se trouve en face de grandes difficultés. Les civilisations dans lesquelles les sacrifices humains étaient obligatoires valaient-elles celles où ils sont proscrits ? […]

On peut trouver choquantes par leur psittacisme les réponses-réflexes adressées par la gauche à M. Guéant. Dire que tout se vaut est dire que rien ne vaut, bref c’est la définition du nihilisme. La réaction de la gauche à ses propos montre à quel point celle-ci est encore le porte-parole du nihilisme.

Mais Claude Guéant ne donne jamais ce type de définition explicitement. Il ne dit jamais que c’est cette interprétation-là et seulement celle-là qu’il faut retenir. Il refuse d’ailleurs de revenir sur ses propos. Tout ce qu’il fait, comme ce « philosophe », c’est détruire les contre-arguments de la gauche en les reléguant au relativisme. En fait, à la fois il laisse la porte ouverte aux deux interprétations possibles, et à la fois il contrecarre les arguments opposés selon l’argument implicite que certains régimes valent mieux que d’autres. Tantôt il ouvre une porte, tantôt il la referme.

Une occasion ratée de faire de la pédagogie

Une occasion ratée de faire de la pédagogie

Il est bien entendu faux de reléguer la gauche au relativisme au sens où ceux-ci diraient que « tout se vaut », que « les droits de l’homme valent la peine de mort et la torture », etc. On n’est simplement pas dans le même registre de discours : la gauche condamne la seconde interprétation possible, alors que la droite défend implicitement la première (tout en laissant la porte ouverte à l’autre !), du moins c’est une hypothèse. C’est ainsi qu’implicitement, la droite se défend de faire du pied au FN, et de prôner une supériorité culturelle qui reviendrait à des propos proches du racisme… tout en n’excluant pas explicitement ce genre d’interprétation. C’est ce qui explique que lorsque Serge Letchimy évoque un rapprochement entre les propos de Guéant et le nazisme, la droite quitte l’assemblée : tout comme il est réducteur d’affubler la gauche de relativisme de type « tout se vaut », il l’est de qualifier la droite de nazis… C’est du moins les messages qui ressortent de part et d’autre.

Voilà pour ce qui est de l’analyse des deux interprétations possibles. Selon moi, le flou laissé quant au décryptage de cette affirmation peut être vu comme un choix stratégique. Au-delà des propos nauséabonds auxquels ils peuvent référer implicitement (cf. les problématiques de l’identité, des communautarismes…), un problème majeur est que derrière l’affirmation « ce n’est pas ce que j’ai voulu dire », il y a le sous-entendu que seule l’intention de l’émetteur suffit à comprendre les mots. C’est d’autant plus faux lorsque cette intention n’est pas explicite.

Ce n’est pas ce que vous avez voulu dire, mais c’est ce qui a été compris en masse.

Pour trancher, il est important de sortir des querelles sur le sens des mots, des gestes, des symboles ou autre et leur « décryptage » (sémantique) et de considérer ce que les gens en font, les effets de ceux-ci ; ce que les individus interprètent, perçoivent et leurs actes en conséquence, dans un contexte bien défini (pragmatique). Le svastika illustre bien ce phénomène : il n’y a aucun sens à décrire les significations de ce symbole sans prendre en compte les usages et réappropriations de celui-ci.

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La communication de masse, des politiques ou des médias, ce n’est pas tant ce que les destinateurs disent que ce que les destinataires (les publics, les citoyens) entendent ou veulent entendre.

Selon moi, ceux qui communiquent (politiciens, journalistes…) sont coresponsables de la façon dont ils sont compris : ils ne peuvent pas faire comme si leurs destinataires n’existaient pas, d’autant plus dans la mesure où le feedback de ceux-ci leur est connu.

Cet humble conseil vaut pour d’autres adeptes de phrases « mal comprises », qu’ils soient politiciens, « humoristes » reconvertis ou primats de Belgique (…), par exemple. Ce n’est pas pour rien qu’Umberto Eco parle de coopération interprétative entre un lecteur d’un texte et son producteur, tandis que Paul Grice identifie ce même principe de coopération comme fondamental dans la communication, la conversation.

Notons par ailleurs que lorsque certains utilisent le mot « psittacisme » alors qu’ils répondent à une interview à diffusion grand public, ils démontrent qu’ils ont sauté cette réflexion élémentaire préalable sur la dimension pragmatique de la communication.

La communication est loin de se limiter à ce qui est dit ou pensé. Il y a des intentions, des contextes et des interprétations tout aussi factuelles que ce qui est énoncé.

Ainsi, moi-même, je persiste et signe en qualifiant notamment l’analyse « philosophique » évoquée ci-dessus de médiocre. Redeker explique très bien une des interprétations possibles. C’est une des thèses que l’on peut tenir sur base des propos du destinateur. Je suis d’ailleurs également d’avis que le relativisme moral constitue un dogme limitant la pensée. Mais la communication (d’autant plus politique et médiatique) ne se fait pas seulement de manière linéaire et transmissive. Peu importe au final que l’un ou l’autre ait raison d’un certain point de vue (et même si l’interprétation lexicale semble évidente) : les faits, c’est que ces propos sont également interprétés en fonction d’autres points de vue. Edouard Delruelle voit en ce qui le concerne au moins trois interprétations du mot « civilisation » :

Si la civilisation est un régime politique, il est tout à fait vrai que toutes les civilisations ne se valent pas. On est d’accord que la démocratie vaut plus que le nazisme ou les talibans, en tant que régime politique. Et que la démocratie moderne vaut plus que la démocratie athénienne.

Par contre, si on prend la civilisation au sens de toutes les productions culturelles (les œuvres d’art, la littérature, etc.), il ne peut pas y avoir de hiérarchie des civilisations. Est-ce que “Harry Potter”, c’est mieux ou moins bien qu’une tragédie de Sophocle ? Cela n’a pas de sens…

Ce que Claude Guéant veut dire [selon E. Delruelle, car pour moi Guéant n’est pas clair là-dessus, ndlr], c’est encore autre chose. Pour lui, la civilisation est un type d’organisation de la société. On est dans un ensemble de valeurs et de coutumes. Et là, les choses deviennent plus compliquées. Là où il a raison, c’est de dire que chacun est attaché à sa civilisation. Seulement, je réponds  : qu’est-ce que j’aime, moi, dans ma civilisation européenne  ?

C’est un biais conséquent de ne faire droit qu’à une seule interprétation possible. Il est donc nul, philosophiquement et politiquement, de faire comme si les autres interprétations n’existaient pas. C’est stratégique sans doute, et en tout cas cela peut rapporter des voix (quid de tous ceux qui comprennent la phrase de Guéant seulement de ce point de vue et qui sont frustrés que la gauche n’y fasse pas droit ? Quid des personnes qui adhèrent à l’idée que certains régimes politiques sont préférables à d’autres et qui ont l’impression que la gauche les traite de nazis ?), mais c’est nul.

Dans cette illustration, Locke défend que le sens d’un texte ou d’un discours dépend uniquement de l’intention de son auteur, tandis que Barthes estime qu’il dépend plutôt de ses interprétations et réappropriations par différents publics. Source : https://existentialcomics.com/comic/318

Ce qui n’est pas une évidence pour une ou plusieurs personnes ne peut être qualifié d’évidence tout court.

En résumé, et sans être relativiste (lisez mes articles concernant l’épistémologie et l’éthique si vous en doutez), on peut raisonnablement dire que sur le sujet, chacun a raison dans une certaine mesure (on pourrait même aller jusqu’à dire que chaque point de vue, même le plus absurde, dit quelque chose sur le réel, ne serait-ce que par son absurdité). Il faudrait faire la part des choses dans les différentes interprétations et poser le cadre d’une vraie discussion, et non en rester aux querelles de mots. Le problème, c’est qu’il y a tout un public à ces affrontements de surface, un public qui interprète et se positionne. Il se positionne en fonction d’affects, de frustrations et de vécu personnel.

Dans le cas qui nous occupe ici, le public est devant un choix binaire factice : ou il est d’accord avec Guéant (et du coup, il voit les autres comme ne comprenant pas les évidences, comme des crétins qui bafouent les droits de l’homme), ou il ne l’est pas (et du coup, il voit les autres comme des nazis). Or, en réalité, on peut très bien dénoncer des systèmes politiques inégalitaires ou liberticides tout en ne revendiquant pas de supériorité culturelle. On peut transcender la dichotomie, mais pour cela, il faut aussi quitter les enjeux de pure polémique (qui prend souvent la forme de « jeu sur les mots »).

Ce public, il est incorrect de ne pas le prendre en compte, de faire comme si seuls les mots et les idées exprimées par les médias / les politiques comptaient.

A ce niveau, il faut cesser de prendre les gens pour des idiots : clairement, Guéant devait avoir les compétences / la formation nécessaire pour comprendre que ses propos pouvaient être interprétés de plusieurs façons. Il devait le savoir. Et quand bien même il aurait ignoré ces réappropriations a priori, il aurait très bien pu les prendre en compte a posteriori.

Et clairement, la gauche, quand elle fait des liens avec le nazisme, devait aussi savoir que certaines personnes ne comprennent pas les propos de Guéant de cette façon et qu’ils y adhèrent.

En somme, il est de la responsabilité politique que le débat soit tel qu’il est aujourd’hui. Tous autant qu’ils sont, ils pouvaient prédire que cela tournerait de la sorte. Dans une moindre mesure, ils ne peuvent en tout cas pas ignorer ce feedback après-coup. A leur niveau de pouvoir (et donc de responsabilité), leurs messages ont des impacts sociaux qu’il leur revient de prendre en compte.

Tous nient la réalité sociale dans laquelle les propos s’insèrent. Or, il est absurde de considérer les discours, gestes et énoncés en dehors du contexte duquel ils sont issus.

Selon moi, ils auraient également pu l’éviter. Mais bon, pour cela, il aurait peut-être fallu complexifier le débat, l’approfondir et apporter des arguments de fond. Chose qui devient malheureusement une denrée rare durant ces campagnes à coups de millions d’euros, où l’on postule que le citoyen est trop bête pour comprendre

Pour aller plus loin : études de cas

Annexe – Dimensions sémantique et pragmatique d’un énoncé faux (PDF)

Annexe – Études de genre : pourquoi ça fait polémique (PDF)

Annexe – Sémantique et pragmatique : enjeux de la distinction (PDF)

Voir aussi : Questions d’épistémologie.