Les « préjugés » et les « prêt-à-penser »

Les préjugés (appelons-les aussi « représentations initiales ») sont indispensables au jugement. On « pré-juge » : on juge toujours à partir d’un certain point de vue, d’une prise de position initiale : cf. Question de points de vue et les processus scientifique et cognitif).

« La connaissance progresse en intégrant en elle l’incertitude, non en l’exorcisant »

E. Morin

Il n’est pas fécond à mon sens d’attaquer les préjugés particuliers en décrétant qu’ils sont « mauvais » en tant que tels, car soit ils seront remplacés par d’autres préjugés, soit ils seront d’autant plus renforcés. Un préjugé en tant qu’opinion n’est pas mauvais en soi, dans l’absolu, dans la mesure d’une part où celui-ci a une zone de signification (tout point de vue a une zone d’ombre, des limites, mais aussi une zone de signification – Cf. la notion de perspectivisme, dans le lexique) et surtout d’autre part où une croyance en tant que telle peut être vraie ou fausse (du moins, vraisemblable), mais ne relève pas directement des catégories morales (du bien et du mal).

Cf. Les Barons (reportage), de Nabil Ben Yadir

Selon moi, le film Les barons est plein de réflexion intéressantes. Il permet de faire un premier pas vers la nuance, tout en cadrant les clichés, mêlant les perceptions et significations en présence. Au lieu d’attaquer de front les préjugés, il leur offre bien plutôt quelques éléments de nuance.

Si le préjugé est une sorte de prédisposition de l’opinion, un préjugé particulier (une opinion ou une croyance, en réalité) n’est pas en soi à qualifier en termes éthiques (« bon » ou « mauvais »), mais bien épistémologiques. Concrètement et pour le dire autrement, cela veut dire qu’il y a des préjugés plus proches de la réalité que d’autres. Un préjugé peut être plus ou moins « vrai », « faux » et dans la plupart des cas partiellement « vrai », en partie « faux ». C’est ce qu’il faut entendre par la notion de « zone de signification » : certaines prédispositions impliquent des jugements corrects dans une certaine mesure.

L’enjeu est que cette prédisposition n’affecte pas les jugements corrects.

Un préjugé (ou une représentation initiale) est « mauvais » parce qu’il occulte certaines parties de la réalité, qu’il empêche la prise en compte de la différence, de la nuance. En bref, il faut dépasser les préjugés,  plus précisément leur part de rejet, et non les rejeter comme s’ils n’avaient aucune zone de pertinence. Il faut pouvoir les identifier et les nuancer. Ainsi, plus qu’un combat contre les préjugés particuliers, qui mènent parfois malheureusement à la haine, c’est un combat contre la pensée simpliste, qui rejette plutôt que de s’ouvrir, contre la fermeture, en somme.

« Beaucoup de gens croient qu’ils pensent alors qu’ils remettent seulement en ordre leurs préjugés ».

William James

Ainsi, on cible davantage le nerf du problème, sa cause : l’attitude générale de rejet, de fermeture, et non le contenu particulier d’une pensée qui s’est peut-être élaboré de manière rigoureuse. En ciblant l’attitude qui consiste à croire que l’on sait mieux que les autres, à rejeter et à mépriser autrui, on cible a fortiori la part non-nuancée des clichés.

Qu’est-ce que le constructivisme ?

Si un préjugé tel qu’il est conçu dans le sens commun est une opinion difficile à remettre en cause, à abandonner, c’est une raison supplémentaire pour tâcher non pas de le « détruire », mais de le prendre en compte dans une perspective plus large, plus complexe, nuancée. Comment faire davantage droit au monde sur base de ce préjugé ?

« Ce n’est qu’en reconnaissant […] que toute compréhension relève essentiellement du préjugé, que l’on prend toute la mesure du problème herméneutique ».

Gadamer

A noter que le fait de réagencer ses modèles mentaux (« remettre en ordre ses préjugés ») est un phénomène qui se joue également dans l’apprentissage / la pensée authentiques (du moins du point de vue socioconstructiviste) : la différence majeure consiste dans le fait que l’apprentissage implique l’intégration de nouvelles données dans le modèle (cf. Les 3 étapes de l’apprentissage).

Les prêt-à-penser sont à considérer d’une façon similaire. Ce n’est pas tel ou tel prêt-à-penser en soi qui est mauvais, mais le fait de les recevoir comme tels, le fait de s’y conformer sans s’ouvrir davantage, sans aller voir plus loin. En un sens, les prêt-à-penser sont encore plus redoutables que les préjugés, car les préjugés sont une position de départ nécessaire à la nuance, alors que les prêt-à-penser peuvent se présenter comme un aboutissement, comme une idée réalisée. En ce sens, il convient de les remettre en cause en profondeur, non en disant qu’ils sont « mauvais », mais en montrant qu’eux aussi ont une zone de pertinence. Et des limites (la part de rejet, non-nuancée)

> Voir aussi : l’herméneutique selon Gadamer – partie 1 et partie 2 (ainsi que Vérité et Méthode (extraits))

> Edit 2014 : voir aussi une réflexion sur le « sens commun » :

Pour Roland Barthes, le « bon sens », avec ses relents terriens, porte l’aspiration conservatrice à la finitude du monde, à l’immuabilité des choses. Ce concept est vicieux car il empêche « d’imaginer l’autre ». Il ferme le débat, il enferme l’interlocuteur, il bloque le rêve :

« Il bouche toutes les issues dialectiques, définit un monde homogène, où l’on est chez soi, à l’abri des troubles et des fuites du “rêve” (…) Les conduites humaines étant et ne devant être que pur talion, le bon sens est cette réaction sélective de l’esprit, qui réduit le monde idéal à des mécanismes directs de riposte » (« Quelques paroles de M. Poujade » in Mythologies, 1957).

(…) Le « bon sens » serait donc une arme idéologique qu’il faut analyser et contrer. [Comme Durkheim] Pierre Bourdieu lui-même se donnait comme priorité de « rompre avec le sens commun » et invitait les sociologues à forger de nouveaux mots pour se protéger des « projections naïves » de ce dernier.

Au-delà de l’analyse du discours politique particulier d’Emmanuel Macron, cet article traite de la notion de « bon sens » ou encore de « sens commun ». Une réflexion à mettre en parallèle avec celle sur les stéréotypes, les préjugés, etc. Selon Bachelard, les préjugés peuvent être un obstacle au jugement. Ils font cependant partie du « background » de croyances qui rendent possibles les jugements : il faut parfois les abandonner, les nuancer, les compléter… Cf. aussi Questions d’épistémologie.

En somme, les préjugés peuvent être tant des freins à l’enrichissement de la connaissance que des conditions de possibilité de cet enrichissement. Tout dépend de l’attitude que l’on adopte à l’égard de ses propres croyances initiales.

Pour poursuivre la réflexion : Hegel – la pensée s’enrichit de la critique, Qu’est-ce que l’intelligence ? et Pour une éthique de la discussion