[Entretien] Quelle morale pour le journalisme d’infiltration ou d’investigation ?

Quelle est la place de la déontologie journalistique par rapport au journalisme, et plus particulièrement par rapport au journalisme dit « d’immersion », « d’infiltration » ou « d’investigation » ? Faut-il condamner les émissions qui mêlent information et divertissement ? Sur quels critères peut-on se baser pour justifier ou condamner moralement une pratique journalistique ? Quelle est l’indépendance des journalistes d’émissions comme Cash Investigation ? Leurs pratiques (par exemple, leur usage de la caméra cachée) sont-elles éthiques ? Le journalisme engagé est-il immoral ? Peut-on prétendre dire la vérité lorsque l’on est engagé politiquement ?

Propos recueillis et retranscrits par Sandra Farrands (LinkedInTwitter), dans le cadre de son travail de fin d’études en communication à la Helha, intitulé Le champ d’action de l’infiltration et la caméra cachée en investigation journalistique (2018-2019).

Pouvez-vous présenter vos activités professionnelles en quelques mots ?

Depuis 2010, je travaille à temps plein comme chargé de communication dans une ASBL appelée Université de paix.

J’enseigne également à l’IHECS (depuis 2014) et de manière ponctuelle dans d’autres Hautes écoles, notamment du fait que j’ai écrit et coécrit deux ouvrages (2012 et 2014) sur l’influence des médias.

CV Julien Lecomte

Quels sont les angles de ces deux ouvrages ?

L’approche se concentre sur la question de la fiabilité des médias d’information : quelle est leur influence, et dans quelle mesure pouvons-nous leur faire confiance ou non ?

Medias : influence, pouvoir et fiabilité

Médias : influence, pouvoir et fiabilité, L’Harmattan, 2012.

De la question de l’influence intrinsèque de ces médias, il y a ensuite un glissement vers la question suivante : « comment, en tant que citoyen et récepteur, peut-on faire la part des choses et développer une analyse critique à leur égard ? »

Résumé de Médias : influence, pouvoir et fiabilité

Comment définiriez-vous la morale inhérente au métier de journaliste ?

Il n’y a à mon avis pas qu’une seule « morale inhérente » au journalisme.

Souvent, les positions morales dans la profession se traduisent en termes de déontologie.

Nous en avons discuté dans un entretien avec Boris Libois (2012), un philosophe qui a travaillé sur la question de l’éthique journalistique. Selon lui, la déontologie journalistique est tautologique dans un cadre de liberté (autonomie) de la presse.

Médias, éthique et régulation : entretien avec Boris Libois

La liberté de la presse est un cadre englobant très important qui garantit que la presse ne subit pas de pressions extérieures, émanant notamment de l’Etat. Cela préserve une forme d’indépendance, et au sein de ce cadre d’indépendance, les journalistes choisissent des règles morales. Autrement dit, les journalistes qui font des chartes déontologiques se donnent eux-mêmes leurs propres lois… Or, ceci n’est qu’une autre manière de dire le mot « autonomie ». C’est comme si je décidais ce que je définissais comme bien ou mal pour agir dans mon quotidien.

En ce sens, il n’y a pas vraiment de « régulation » : c’est juste une traduction de la liberté journalistique. Pour Boris Libois, ce n’est pas vraiment un garde-fou suffisant.

A noter que les organes de déontologie journalistique tels qu’ils sont conçus désormais répondent en partie à cette critique, en affichant une volonté double de préserver l’indépendance vis-à-vis de l’Etat d’une part, et de porter un regard « extérieur » sur les pratiques journalistiques d’autre part, en faisant appel par exemple à des membres de la société civile. Les organes de régulation joueraient alors ici un rôle de « contre-pouvoir ».

Présupposés moraux en éducation et en journalisme

Et selon votre opinion personnelle ?

A mon sens, au niveau de la fiabilité journalistique, un travail doit être fait.

Si le journalisme se veut au service de la vérité (et de l’émancipation qui en découle), alors il est supposé donner des connaissances à ses publics pour pouvoir éclairer leurs actions dans le monde et pouvoir faire que les gens puissent agir de manière plus consciente en tant que citoyens. A ce niveau, on peut déplorer que la promesse ne soit pas tenue.

Du point de vue moral, je n’aime pas trop opérer une hiérarchie de valeurs aboutissant à dire que des émissions de télévision ou des médias de divertissement sont mauvais, par exemple. D’ailleurs, ce que je constate depuis plusieurs années (2012), c’est que justement la consommation et les pratiques médiatiques de gens supposément informés et lettrés est fortement orientée en fonction du divertissement et de la socialisation qui y sont liées.

Lire aussi « T’as laissé ton « esprit critique » au placard ! » (LECOMTE, J., 2017).

De ce fait, je ne suis pas d’accord pour que l’on ne valorise que la fonction d’information-émancipation des médias. Néanmoins, si l’on prend ce critère pour évaluer un bon travail journalistique, alors un bon média de ce point de vue va contribuer à l’émancipation citoyenne et non à l’aliénation. Un mauvais média quant à lui aliène, occulte la réalité, et abrutit les masses.

Autrement dit : je crois que lorsque l’on prétend informer, et donc se mettre au service de la vérité, il convient d’y être fidèle, d’en rendre compte de manière honnête et transparente. Après, ce n’est pas une raison à mon sens pour dénigrer des pratiques médiatiques qui ont d’autres buts.

Dans Cash Investigation, Élise Lucet illustre ses punchlines avec des jouets, par exemple. Elle explique que c’est une manière de capter l’audience pour qu’elle s’intéresse à un sujet plus complexe. Que pensez-vous de ce format ?

En gros, il y a deux manières de juger de la moralité d’un acte en philosophie. Est-ce que ça a de bonnes conséquences ou est-ce que c’est bien en soi ?

Questions d’éthique

Tuer quelqu’un est mal en soi, d’un point de vue déontologiste. Dans ce premier cas, j’évalue l’action au regard d’une loi morale « absolue ».

Mais si je tue un terroriste pour empêcher qu’il tue des gens, peut-être que moralement ça va être plus justifiable. Dans ce second cas, j’évalue en fonction des conséquences et non plus de l’acte en soi.

La spectacularisation de l’information est en général décriée en tant que telle. Ce « show » serait contraire à une mission d’émancipation. On pourrait décrier cela en disant qu’il s’agit de voyeurisme, de mise en scène, et que c’est mal en soi, d’autant plus que l’émission d’Elise Lucet se vend comme émancipatrice en donnant de l’information.

Mais en même temps, Élise Lucet estime que c’est au service de l’investigation et/ou pour que les gens s’intéressent à l’information. Dans ce cas, peut-être que moralement, ça se défend un peu plus. On ajoute du spectacle pour servir le fond. Ça ne veut pas dire que tout ce qui est fait dans cette émission est légitime moralement parlant.

Pourquoi ne serait-ce pas légitime ?

Ce n’est pas une émission que je connais personnellement très bien. À avoir vu circuler quelques polémiques, il me semble que parfois justement le problème est que la forme peut se faire au détriment du fond. Au détriment du dossier, il peut y avoir des simplifications, des raccourcis voire des mises en forme qui sont légèrement fallacieuses. Le spectacle pour le spectacle, pourquoi pas. Mais le spectacle au prix de l’information, c’est plus délicat. Là, j’y trouve un problème.

À partir du moment où on a une prétention à vouloir dire la vérité, à montrer des faits, il est important de ne pas tromper l’auditeur, le lecteur, le spectateur. C’est d’autant plus important de se montrer irréprochable, surtout lorsqu’il s’agit de dénoncer d’autres pratiques.

Dans les pratiques de la presse d’information, il peut y avoir tromperie, même involontairement. La question de l’intention est parfois secondaire lorsqu’il s’agit de juger de la fidélité d’une information au réel.

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Je me méfie parfois davantage de journalistes ou d’autres producteurs de contenus qui prétendent dire la vérité de manière objective que de journalistes « alternatifs » qui revendiquent un engagement. En effet, il y a quasiment toujours un angle, un point de vue, dans les reportages ou articles d’information. Par exemple, si l’on ne parle que des personnes qui ont commis des délits parmi les migrants, même s’il s’agit bien d’une approche factuelle, on comprend aisément que celle-ci est biaisée.

Tout reportage, que ce soit dans Cash Investigation ou un reportage dans le JT a un angle. Je peux toujours trouver des personnes antisémites dans les gilets jaunes, par exemple. Donc je vais montrer des faits, mais je vais mettre un focus sur l’antisémitisme dans le mouvement des gilets jaunes alors que ce n’est peut-être pas l’essentiel du mouvement. Je parle bien des faits, mais suis-je pour autant objectif ?

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Peut-on prétendre faire de l’investigation « objective » en appartenant à un groupe de presse privé ou public ?

À terme, même avec toute la bonne volonté de l’équipe journalistique, n’y a-t-il pas une influence quelconque ?

En effet, l’information peut être biaisée par différentes approches et par différents intérêts.

Il y a une différence entre les services publics belge et français. Elise Lucet a une relative indépendance, qui manque peut-être davantage encore dans le service public en France qu’en Belgique (peut-être parce que son émission compense son ton parfois irrévérencieux par ses audiences ?). Je choisis le mot indépendance plutôt qu’objectivité. Les journalistes ne sont pas des extra-terrestres, mais des humains. Ils ont leur propre opinion la plupart du temps. Que ce soient des salariés, des rédacteurs en chef ou des pigistes, ils ont un regard sur le monde. C’est parfois un peu réducteur de juger que les journalistes travaillant dans un groupe de presse détenu par un financier n’ont pas leur mot à dire. Ce n’est pas tout à fait vrai.

« Médias français : qui possède quoi ? », par Jérémie Fabre, Marie Beyer, mardi 18 décembre 2018 (Acrimed)

Maintenant, il est certain qu’en tant que pigiste dans une rédaction qui est financée par Dassault ou Lagardère, et que je veux critiquer les avions de chasse dans un article, sans doute que l’on me fera comprendre gentiment que ce n’est pas le lieu pour le faire.

> Lire aussi : Le Figaro en pince pour les avions de chasse Dassault (2017)

En ce qui concerne France Télévisions, c’est parfois étonnant la liberté dont dispose encore Élise Lucet dans son choix de sujets.

On pourrait se dire que si le pouvoir en place est fin stratège, s’il ne réagit pas trop à ces critiques-là, ça peut aussi lui faire de la publicité. En effet, dans les médias actuels, on a ce qu’Aubenas et Benasayag appellent la critique spectaculaire du spectacle. Le pouvoir en place « jouerait le jeu » de ce spectacle, de cette mise en scène. Tenter de censurer pourrait faire plus de mal qu’autre chose. Au contraire, faire mine de laisser libre cours à une critique qui ne serait finalement pas si préjudiciable, ça pourrait contribuer à mieux réprimer les autres formes de contestation. C’est une hypothèse relativement pessimiste. Une hypothèse plus optimiste serait de se dire qu’il y a encore un peu d’indépendance dans le service public français.

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Quelles sont les limites et les possibilités morales à l’infiltration journalistique et à l’usage de la caméra cachée ?

Je ne vais pas être très original, de ce point de vue-là. Puisque, vous posez une question morale, il faut distinguer le conséquentialisme, l’acte peut se justifier ou pas en fonction de ses conséquences, et le déontologisme, l’acte est bon ou mauvais en soi, en regard d’un devoir ou d’un interdit moraux.

Du point de vue déontologiste, on valorisera la transparence, l’honnêteté, entendus comme le fait de « ne pas mentir », par exemple. Il y a aussi des lois, comme le droit à l’image, qui disent que l’on ne peut diffuser l’image de quelqu’un sans son consentement.

D’un point de vue conséquentialiste, il y a des choses qu’on ne pourrait pas montrer ou obtenir sans faire usage de la caméra cachée. Pour déterminer si cet usage est justifié ou non, il faut faire intervenir également l’idée de bien commun. Concrètement, si vous faites usage de la caméra cachée pour filmer et diffuser les fesses d’une star et que cette star vous attaque en justice, vous allez perdre et écoper d’une amende. En revanche, si l’information dévoilée par l’usage de la caméra cachée est considérée comme « d’utilité publique », alors vous ne serez pas inquiété.

On va donc devoir peser d’une part si l’info pouvait être obtenue autrement que par ce biais, et d’autre part si l’obtention et la divulgation de cette info sont d’utilité publique.

Je me réfère finalement à la logique des lois qui encadrent la liberté d’expression, la liberté de la presse et le droit à l’image.

Si je veux exercer mon droit à l’image, je peux porter plainte en justice contre quelqu’un qui a obtenu et/ou diffusé mon image à mon insu et contre mon gré. Sauf que parfois, en justice, je vais perdre, notamment lorsque les images relèvent d’un intérêt public. Dans ce cas, le droit à l’information est plus conséquent que mon droit à l’image individuel. C’est ça qu’il faut mettre en balance.

Les enregistrements révélés par Mediapart sur l’affaire Benalla, ce sont des cas de notoriété publique. On peut diffuser des écoutes téléphoniques, des images recueillies par caméra cachée dans ce cas-là. Il faut trouver un équilibre entre ce qui est de notoriété publique et ce qui a contrario est du voyeurisme, comme les paparazzis. À ce moment-là, le droit à l’image prime.

Que pensez-vous du fait de cacher son identité, sa fonction lors d’une interlocution ?

Ma réponse va être similaire. Effectivement, on est dans un raisonnement conséquentialiste : la fin justifie les moyens. Parfois, un journaliste trouve légitimes des propos dévoilés en « off the record » (c’est-à-dire non destinés à être publiés). D’un certain point de vue, ça n’est pas très honnête : un journaliste qui cache son identité ou ses intentions, ou qui revient sur sa parole, a trahi la confiance de son interlocuteur. Est-ce que l’enjeu citoyen, de service public, est visé ?

Au travers du cas de Benalla et de la prise de conscience que des proches du pouvoir ont des comportements mafieux, ça peut se justifier. Typiquement, ce sont des juges qui vont statuer sur ces affaires-là au regard du droit. Et le droit est déjà pas mal alimenté sur ces questions-là.

Dans la Convention européenne des droits de l’Homme, l’article 10 de la convention parle de la liberté d’expression. Ce qui est intéressant est d’aller voir dans la jurisprudence, dans les décisions de juges qui ont été prises au niveau de la Cour européenne des droits de l’Homme. Parfois, le droit à l’image a été mis en concurrence avec le droit d’informer et le droit à la liberté d’expression. C’est la liberté d’expression qui a « gagné ».

> Lire aussi : Classement RSF – Liberté de la presse dans le monde en 2019

Si la justice fait bien son boulot en France concernant l’affaire Benalla, ils donneront raison à Mediapart. S’ils suivent la jurisprudence européenne pour des cas similaires, ils jugeront que c’est une information d’intérêt public. Pour moi, l’affaire devrait être jugée en ces termes. Les perquisitions qui ont eu lieu chez Mediapart par rapport à leur secret des sources sont totalement illégales. Le gouvernement a abusé de son pouvoir.

Quelque chose qui me rassure personnellement, c’est qu’il y a encore une relative séparation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Plusieurs fois, la justice a tapé sur les doigts de l’exécutif en les condamnant de leurs actes. Des lois ont été annulées.

Un journaliste m’a parlé de la notion de divertissement chez Cash Investigation, qu’en pensez-vous ?

Que pensez-vous du fait que le journalisme puisse être décliné sous des formats littéraires, scénographiques, etc. ?

Effectivement, nous devrions parler « des journalismes » plutôt que « du journalisme » comme s’il s’agissait d’un tout univoque.

Il y a vraiment un spectre de professions, ce métier s’est énormément diversifié. C’est différent de bosser pour BFM TV ou une autre chaine d’info en continu, Le Monde, la radio, un pure player sur Internet, Brut…

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On peut le pratiquer de manières très différentes.

L’argument de la démocratisation de l’information est très important et intéressant à mon sens. En effet, le divertissement et la diversification des formats peuvent aussi être au service d’une meilleure information. La forme n’est pas nécessairement l’ennemie du fond, au contraire. Certes, il y a des fois, trop nombreuses, ou l’emballage « sexy » prime sur le contenu : ce qui compte, c’est que le public mette la main au portefeuille. Néanmoins, cela n’a pas non plus de sens de produire un contenu de qualité s’il n’est jamais lu, regardé ou écouté !

Une question m’interpelle en ce sens : le problème de la vulgarisation scientifique. Certains Youtubeurs pourraient l’aborder, il y en a qui le font d’ailleurs. Jusqu’à quel point peut-on aller dans la mise en forme pour le rendre le contenu accessible ? Dans quelle mesure tel ou tel formats dénaturent-ils le fond du problème ? Est-ce possible de rendre une info plus sexy, sans la dénaturer un minimum ?

Pour donner mon propre avis : ce qui m’agace, c’est le simplisme. Quand on a des émissions de TV qui montrent des choses pour bien faire polémique, les sujets de fond sont abordés de façon fallacieuse entre deux punchlines. Par exemple, Eric Zemmour et Alain Finkielkraut monopolisent du temps d’antennes pour déballer leur charabia, et on leur oppose un élément contradicteur pour faire semblant qu’il y a du pluralisme, ou même cyniquement juste parce que les clashes sont plus vendeurs que les monologues. Cela ne sert pas le débat, au contraire. Ca ne permet pas d’aller au fond des choses. C’est nocif et aliénant.

On fait croire que l’on informe les gens, sauf qu’en fait tout reste au stade de l’indignation et du simplisme.

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Je digresse, mais ça m’amène à vous répondre. La diversification du journalisme n’est pas un mal, mais il faut encore une fois se poser la question des conséquences. Cela va-t-il bénéficier à l’audience à long terme ? Y a-t-il vraiment des gens qui vont se dire que des sujets de fond méritent que l’on fasse la démarche critique de s’informer et pas en parler vaguement à la machine à café ?

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Günther Wallraff est un journaliste allemand qui a pratiqué l’immersion dans différents milieux, notamment pour dévoiler des injustices. Le manque d’objectivité de sa démarche lui a été reproché.

Quelle est la frontière journalistique dans une immersion lorsque l’on se met dans la peau d’un individu confronté à des injustices ? Peut-on considérer qu’il sort de son rôle de journaliste pour dévoiler des scandales ?

La distance avec le sujet étudié peut être problématique. En effet, notamment en ce qui concerne le militantisme, on sait que nos opinions préalables peuvent complètement biaiser notre approche d’un sujet.

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Néanmoins, pour moi, c’est une vision étriquée et fallacieuse du journalisme de dire que si un journaliste n’est pas totalement extérieur à son sujet, il n’est pas objectif.

Je préfère un journaliste qui me parle en « je », de son expérience, qui affirme qu’il a un filtre sur la réalité, plutôt qu’un journaliste qui revendique parler du monde objectivement.

En épistémologie, on considère généralement que cela n’a pas de sens de considérer la connaissance indépendamment de la cognition humaine, et donc de diverses formes de subjectivité.

Ce que vous me décrivez des pratiques de Günter Wallraff, ça se rapproche très fort de méthodes d’anthropologie qu’on appelle l’observation participante. Ce ne sont pas des méthodes moins scientifiques qu’une étude sociologique. Est-ce qu’on peut dire qu’il est objectif dans son récit ? Non. Mais en même temps, il ne se vend pas comme étant objectif. Il se vend comme quelqu’un qui est allé observer une situation sociale de l’intérieur. Tant qu’on est clair avec son audience, ça ne me pose pas de problème.

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Je ne voudrais pas avoir des propos relativistes et dire que n’importe qui peut être journaliste. Il y a des méthodes et des principes journalistiques qui valent le coup d’être enseignés, mais ce n’est pas non plus une science exacte. Un journaliste d’anthropologie comme j’appellerais celui de Günther Wallraff, en tout cas pour son expérience au Bild, pour moi c’est quelque chose qui fait droit à l’information et qui mérite qu’on l’appelle journalisme. Il y a plusieurs manières de faire du journalisme. Tous les acteurs de la profession ne peuvent pas prétendre à un niveau de sévérité journalistique.

On peut parler de médias dits de « réinformation » qui se prétendent journalistiques, mais qui ne sont en réalité que des outils de propagande.

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Un média journalistique va mettre en place un ensemble de méthodes pour se mettre au service de la vérité, pour tendre vers une vision du monde qui dise les faits de manière fidèle à la réalité. Chez les médias de la fachosphère, par exemple, la vérité est secondaire. Ils vont partager des trucs tant que ça va dans le sens de leur idéologie.

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Bien sûr, la frontière entre un média fortement empreint d’une idéologie et un autre qui prétend dire la vérité est poreuse. Ce sont quand même des grandes lignes de distinction qui permettent de l’affirmer.

Il y a des méthodes d’investigation, de vérifications des faits, etc. qui ne sont pas absolues, mais qui sont des garde-fous : hiérarchiser les sources d’informations et différencier un témoin direct ou celui qui a entendu une rumeur. Recouper des témoignages, aller sur le terrain pour interviewer des gens ou capter l’information. Ce sont des pratiques qui se travaillent et se perfectionnent, dont certains médias lambda ne s’encombrent pas. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’autres manières de faire du journalisme de façon professionnelle, mais ce sont des indicateurs que l’on situe dans le sillage du métier de journaliste et pas au niveau de quelqu’un qui donne son opinion sur une plateforme de propagande. A mon sens, le journalisme de Wallraff relève de la première catégorie, et non de la seconde.

Un mot de la fin ?

Pour conclure, je nuancerais ce qui peut apparaitre comme un sous-entendu à la fin de ma réponse à votre précédente question. Je suis d’avis qu’il convient de mettre en évidence qu’il existe des pratiques permettant d’informer fidèlement sur le monde, par opposition à d’autres pratiques fallacieuses.

Néanmoins, en même temps, je crois qu’il convient de ne pas sacraliser le journalisme, comme si la carte de journaliste était à elle seule garante d’une forme de fiabilité.

Malheureusement et malgré la méfiance déclarée à l’égard de la presse « traditionnelle », certains membres de la « sphère journalistique » ne sont pas conscients qu’ils sont parfois déconnectés de la réalité.

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Par ailleurs, comme je l’ai dit avant, il y a plusieurs formes de journalisme, et plusieurs manières de le pratiquer.

A mon avis, les citoyens ont tout intérêt à développer une analyse fine des différentes manières d’informer et de s’informer, plutôt que de tenir des discours univoques. Comme je l’ai évoqué précédemment, au niveau moral, je pense que le simplisme est un ennemi d’une forme d’émancipation critique !