Une méthode d’analyse de contenu basée sur la philosophie : l’analyse des présupposés épistémologiques et éthiques

Dans cet article, nous présentons une méthode d’analyse de contenu originale basée sur des notions philosophiques (développées notamment dans le cours Médias, philosophie et citoyenneté).

Grille d’analyse des présupposés philosophiques d’un document – Cliquez pour agrandir ou découvrez une version mise à jour

L’analyse des présupposés épistémologiques et éthiques

Par rapport à tout document (article, vidéo, podcast…), il est possible de dégager des présupposés épistémologiques et éthiques.

Un présupposé est « une affirmation impliquée par une proposition, et sans laquelle elle ne pourrait être valide. Il faut l’expliciter, car il est généralement contenu implicitement dans la proposition » (TOZZI, M., 1996).

Par exemple, dire qu’il faut éduquer les jeunes par rapport aux fake news présuppose qu’il existe des approches plus valides que d’autres par rapport à ce phénomène, que les jeunes n’ont pas un savoir pertinent inné à l’égard des fake news (sinon cela n’aurait pas de sens de les y éduquer) ou encore qu’il y a des enjeux moraux à les leur « transmettre » (« il faut »).

L’épistémologie est la partie de la philosophie qui s’intéresse à la question de la vérité, de la connaissance : que peut-on connaître, et comment ? Un document présuppose toujours une certaine approche de ce qui est « vrai », de ce qui est « connaissable », de ce qui fait l’objet d’un savoir ou d’une croyance.

Par exemple, si un texte défend une thèse comme si celle-ci était la seule valide, qu’il s’agissait d’une vérité évidente indiscutable, on dira que ce texte fait preuve de monisme (un seul angle pour appréhender la réalité) et de dogmatisme (posture d’incontestabilité).

L’éthique – ou philosophie morale – est la partie de la philosophie qui s’intéresse à la question de l’action humaine : qu’est-ce que le bien, et comment y parvenir ? Quelles attitudes doit-on adopter ?

Par exemple, un document qui prétend informer les citoyens pourra être évalué sur ses prétentions à l’émancipation (le fait de donner plus de liberté à ces citoyens) par le savoir, et par l’éventuelle vision « conséquentialiste » que cela suppose (l’idée qu’en tant que telle, cette action vise certaines conséquences morales, qui sont donc perçues comme des finalités préférables à d’autres).

Disciplines, domaines et thèmes philosophiques

Analyse des présupposés épistémologiques d’un document

Les prétentions du discours à dire des choses plus vraies que d’autres sur la réalité

Il ne s’agit pas ici d’évaluer la vérité ou la fausseté d’un document, mais de se demander quel est son propre rapport à ce qu’il affirme, aux thèses qu’il soutient.

En l’occurrence, nous identifions trois postures :

  • Dogmatisme : le document prétend exposer une vérité indiscutable, incontestable, absolue. Il est formulé sur le registre de l’évidence : il est inconcevable de penser autrement. Toute autre perspective est considérée comme étant sans valeur.
  • Relativisme : le document prétend ne pas exposer de vérité, prétend ne pas prendre position : « tous les avis se valent », « il n’y a pas de vérité ». Il est formulé sur le registre du doute, de la remise en cause systématique : il n’est pas possible de prendre position.
  • Pragmatisme : le document prétend énoncer une ou des vérités, mais présente des ouvertures à une discussion de celles-ci. Il ne s’agit pas de vérités « absolues », mais de croyances que l’on tient pour vraies en fonction d’arguments mesurés (sur base de leur « utilité » pour agir dans le réel), ouverts éventuellement à une discussion.

Il nous semble important de souligner que ce qui fait le dogmatisme, le relativisme ou le pragmatisme d’une thèse n’est donc pas la thèse en tant que telle, mais le rapport (indiscutabilité, doute systématique ou « proposition de croyance utile ») à cette thèse.

Ainsi, nous pourrions nous attendre à ce qu’un discours religieux relève du dogme (exemple : « l’existence de Dieu est indiscutable, c’est la seule vérité absolue » – cf. Théière de Russell) et qu’un discours scientifique relève du pragmatisme (exemple : « je crois que si je lâche un objet sur terre, celui-ci va tomber, ce qui est une prédiction fertile au quotidien »). Toutefois, un discours scientifique, mathématique ou basé sur la logique peut être dogmatiste (exemple : « il est indiscutable de dire que 1+1=2 » – or des penseurs des mathématiques comme Russell ont discuté de cette affirmation pendant des centaines de pages), tandis qu’un discours religieux peut être pragmatiste (exemple : « je crois en Dieu parce que ça m’apporte des perspectives pour agir ». Cf. Pari de Pascal).

Notons en outre que dogmatisme et relativisme sont souvent deux facettes d’une même réalité. Lorsqu’un document défend une thèse comme étant la vérité absolue, il relègue toutes les autres thèses possibles au relativisme (aucune autre thèse n’a de valeur), tandis que le relativisme qui dit que « toutes les affirmations se valent » s’érige finalement comme seule évidence incontestable.

Le non-relativisme renvoie à l’idée que l’on peut dire des choses plus vraies que d’autres sur la réalité. Le non-dogmatisme suppose de dire que ces affirmations sont discutables. Le pragmatisme se veut une posture à la fois non-relativiste et non-dogmatiste.

Peut-on dire des choses plus vraies que d’autres sur la réalité ?
Dogmatisme Relativisme Pragmatisme
Oui, on peut parvenir à des certitudes ou évidences indiscutables, incontestables Non, aucune affirmation ou pensée n’est plus vraie qu’une autre Oui, certaines croyances sont plus fertiles que d’autres, en pratique

Le rapport du discours à sa ou ses perspectives, à ses angles et à ses « préjugés »

Nous nous situons ici dans un paradigme constructiviste selon lequel le sujet connaissant a un rôle actif dans la construction de ses cognitions (connaissances, croyances et représentations). Selon cette approche, la neutralité entendue comme « non-engagement », « non-positionnement » est illusoire : nous dissertons toujours de la réalité à partir d’un point de vue situé spécifique, et non comme si nous avions accès à un point de vue omniscient et déconnecté de notre condition d’être humain.

Postulat constructiviste : les « intermédiaires » (nos sens, notre cognition, notre langage, nos symboles, nos médias, ceux qui nous transmettent les connaissances, etc.) ont une influence sur nos représentations. Voir aussi : Questions d’épistémologie en éducation aux médias

Ceci étant dit, nous postulons donc qu’un document reflète toujours une perspective ou un ensemble de perspectives particulières (y compris des perspectives allant à l’encontre des postulats explicités ci-dessus).

Illustration simplifiée d’une forme de perspectivisme réaliste / non-relativiste

De ce fait, nous identifions de nouveau trois postures :

  • Monisme : le document adopte une perspective privilégiée, une grille de lecture unique, un seul type de point de vue.
  • Dualisme : le document oppose deux points de vue, adopte une approche manichéenne. Ceci peut être réduit à du monisme dans une certaine mesure.
  • Pluralisme : le document met en regard plusieurs points de vue, plusieurs approches par rapport à son ou ses objets.

Une analyse du rapport d’un discours à sa ou ses perspectives permet également de mobiliser les concepts d’objectivité, de subjectivité et d’intersubjectivité. Selon l’approche constructiviste décrite ci-dessus, même lorsque nous tâchons de décrire fidèlement un objet du réel, nous mobilisons notre subjectivité. Néanmoins, certains discours se prétendent plus « objectifs » que d’autres. Nous identifions de nouveau trois types de postures :

  • Prétention à l’objectivité : le document prétend décrire la réalité telle qu’elle est, comme si le sujet n’avait aucune influence sur sa description. Il prétend à l’universalité, comme si son discours était indépendant de tout observateur, de toute perspective particulière. Ceci peut supposer une forme de dogmatisme.
  • Positionnement subjectif : le document se présente comme une opinion parmi d’autres, comme un point de vue particulier, spécifique. Ceci peut supposer une forme de relativisme.
  • Intersubjectivité : le document tâche de mettre en commun différentes subjectivités.

Selon un postulat constructiviste, nous émettons toujours des « jugements » sur le monde en fonction de « préjugés ». Il existe plusieurs rapports possibles à ces préjugés :

  • Préjugés vus comme obstacles à la connaissance : cette posture suppose en général de croire que ce sont « les autres » qui sont victimes de préjugés, et que notre posture en est exempte. Cela suppose souvent une prétention à une neutralité de point de vue entendue comme non-engagement, une prétention à l’objectivité.
  • Préjugés vus comme condition de possibilité de la connaissance : cette posture suppose de prendre en compte les préjugés (les siens / ceux des autres) pour faire progresser la connaissance.

Le rapport du discours à la réalité

Selon que le discours prétend ou non correspondre à la réalité, nous le qualifierons de réaliste ou de nominaliste :

  • Réalisme : le document suppose que nous pouvons décrire la réalité de manière fidèle, de manière totalement « transparente ».
  • Nominalisme : le document suppose que nos concepts, idées et représentations ne sont que des conventions. Ces conventions ne décrivent pas la réalité, voire cette réalité n’existe pas. Cette posture suppose généralement une forme de relativisme (cf. supra).
  • Constructivisme réaliste ou nominaliste : le document acte que nous avons un rôle actif dans la construction de nos connaissances, mais que celles-ci peuvent néanmoins décrire plus ou moins correctement le réel.
Constructivisme (en épistémologie)
Constructivisme réaliste Constructivisme nominaliste
Nos concepts et idées sont le fruit de constructions, mais cela n’empêche pas qu’elles peuvent décrire correctement le réel Nos concepts et idées sont le fruit de constructions. Par conséquent, elles ne peuvent pas décrire correctement le réel

Qu’est-ce que le constructivisme ?

Le rapport du discours à l’évaluation de la vérité (ou vraisemblance)

Lorsqu’un discours prétend dire du vrai sur un sujet, il réfère (au moins implicitement) à des manières d’évaluer cette véracité. En l’occurrence :

  • La vérité vue comme adéquation ou correspondance : le discours correspond à des états du monde, au réel. Les thèses développées n’entrent pas en contradiction avec des événements du monde desquels elles prétendent rendre compte. Nous évaluons ici l’adéquation entre les représentations (par exemple, les mots) et le monde (les « faits »). Exemple : la phrase « le chat mange » est vraie si effectivement le chat mange, en réalité. L’expérimentation scientifique, l’enquête judiciaire ou encore le « fact checking » journalistique cherchent à valider ou non l’adéquation entre les discours et le réel.
  • La vérité vue comme cohérence (logique) : le discours respecte des « règles » de validité logique, il est cohérent avec lui-même, ses raisonnements sont corrects. Les thèses développées ne sont pas contradictoires entre elles. Nous évaluons ici la cohérence intrinsèque du discours, sa validité logique, sa solidité argumentative. Exemple : l’énoncé « si le chat mange, alors le chat mange » est vrai.
  • La vérité vue comme consensus pragmatiste : une thèse fait partie ou non des thèses acceptées par une communauté donnée. Elle recueille l’assentiment, s’insère dans un cadre consensuel, et ce dans la mesure où elle oriente l’action de manière fonctionnelle. Pour le pragmatiste, une croyance vraie est une croyance “idéalement utile” (sur laquelle on pourrait se baser pour mener des actions avec succès, indéfiniment).

Encore une fois, il ne s’agit pas ici de juger de la vérité du discours, mais de son approche de la vérité. Un discours qui prétend dire du vrai sur base d’observations de situations du réel est différent d’un discours qui prétend dire du vrai sur base de démonstrations ou sur base d’une synthèse de perspectives de la population.

Le rapport du discours aux mots, aux langages et aux usages

Trois types d’approches peuvent être distinguées ici : la sémantique, la syntaxique et la pragmatique.

  • Sémantique : le document procède par définitions. Il utilise une approche « lexicale », questionne le sens intrinsèque des signes, de leurs significations. Il établit des liens entre les signes et ce qu’ils représentent.
  • Syntaxique : le document s’attache à une déconstruction des arguments, des formes rhétoriques, de la structure d’un discours. Il s’attarde sur les liens entre les signes entre eux, la façon dont ils se combinent pour créer des énoncés cohérents.
  • Pragmatique : le document s’attarde sur les liens entre les signes et les usagers, sur les contextes d’énonciations. Il s’attarde plus sur les usages, les effets et les réappropriations des mots que sur les mots eux-mêmes. A ne pas confondre avec le pragmatisme (courant de pensée selon lequel la question de la vérité se situe dans le champ de la croyance), la pragmatique est un domaine d’étude du langage.
Sémantique Syntaxique Pragmatique
Les signes et le monde Les signes entre eux Les signes et leurs usagers
Adéquation (« le chat mange » est vrai ssi le chat mange) Cohérence (« si le chat mange, alors le chat mange » est vrai) Consensus pragmatiste (tout le monde s’accorde pour dire que « le chat mange »)

> Applications de cette distinction

Le rapport du discours à son propre rapport au savoir

Enfin, il peut être intéressant d’interroger le rapport du document à lui-même, à travers la notion de réflexivité, entendue ici comme un rapport métacognitif au discours. Le document rend-il compte de ses propres a priori ?

Applications

Il existe plusieurs niveaux de lecture d’un document.

Nous pourrions par exemple analyser un article de presse « traditionnel » à propos d’un sujet donné (disons, un article du journal Le Monde) et inférer quel type de rapport à la vérité il entretient, quel genre de perspective(s) il donne à voir sur le sujet, etc. Nous pourrions analyser également une critique d’un tel article (disons, un article du site Acrimed à ce propos) et procéder de la même manière. Nous pourrions aussi nous pencher sur une critique de la critique de la presse traditionnelle (un article qui analyse la posture d’Acrimed), ou encore sur une critique de cette dernière posture, et ainsi de suite.

De même, dans la fiction : nous pourrions nous attarder sur les présupposés épistémologiques des différents personnages et ensuite faire des inférences quant aux présupposés de l’auteur.

Lorsqu’un document réfère à d’autres faits de discours, il convient donc de distinguer les différents niveaux de discours.

De plus, nous pouvons distinguer des présupposés de « fond » (des positionnements par le « contenu » du document) et des présupposés de « forme » (des positionnements par la forme du document ou du dispositif). On peut donc s’interroger à la fois sur les savoirs communiqués, mais aussi sur les méthodes de collecte, de traitement ou encore de « diffusion »/de partage des savoirs communiqués.

Par exemple, en journalisme, le fait de réaliser un « micro-trottoir » peut refléter le présupposé que « toutes les opinions se valent » (relativisme). En journalisme toujours, le fait d’attribuer un temps de parole équivalent à tous les partis politiques, ou au contraire de refuser un certain temps d’antenne à certains, cela suppose des positionnements. En pédagogie, le fait de réaliser un débat en classe peut tantôt être une manière de favoriser de l’intersubjectivité / un croisement pluraliste de perspectives, tantôt être une manière de manipuler les opinions vers une vision du monde si l’enseignant suggère les « réponses » attendues. Le rapport à la pédagogie est d’ailleurs en soi marqué par des présupposés épistémologiques, soit un certain rapport à la vérité et à la connaissance.

Présupposés épistémologiques en journalisme et en éducation

Études de cas

Questions d’épistémologie

Réserves

Nous suggérons d’utiliser le canevas proposé avec prudence et nuance. En effet, dans de nombreux cas, nous ne disposons pas d’éléments exhaustifs nous permettant de connaître à coup sûr le rapport de l’auteur à son texte. Nous ne connaissons pas toujours ses intentions, ses objectifs, etc. Il s’agit donc de formuler des hypothèses argumentées, et non de procéder à des jugements à l’emporte-pièce. Il est rare par exemple de lire des textes reflétant un dogmatisme ou un relativisme « à l’état pur ». La question est plus de savoir si la balance d’un côté plutôt que d’un autre, en fonction d’éléments concrets.

Grille d’analyse

Rapport aux affirmations (« discutabilité ») : Dogmatisme – Relativisme – Non-dogmatisme – Non-relativisme – Pragmatisme

Angles / perspectives mobilisées : Monisme – Dualisme – Pluralisme

Rapport à la subjectivité : Prétention à l’objectivité – Positionnement subjectif – Intersubjectivité

Rapport aux représentations initiales / aux préjugés : Préjugés vus comme obstacles à la connaissance – Préjugés vus comme condition de possibilité de la connaissance

Rapport à la réalité : Réalisme – Nominalisme – Constructivisme réaliste ou nominaliste

Rapport à l’évaluation de la vérité : Adéquation / correspondance – Cohérence – Consensus

Rapport au langage, aux signes : Approche sémantique – Approche syntaxique – Approche pragmatique

Rapport à son propre rapport au savoir : Réflexivité, métacognition (ou non)

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Analyse des présupposés moraux relatifs d’un document

Un rapport plus ou moins descriptif ou normatif au discours

Bien que tout discours puisse être analysé, au moins en partie, d’un point de vue moral, nous identifions une tension entre une posture qui se veut plus descriptive et une posture qui se veut plus normative :

  • Prétention descriptive : le document adopte une posture centrée sur l’explication de ce qui est, l’exposé des faits, la compréhension cognitive d’un phénomène, l’information.
  • Prétention interprétative : le document adopte une posture centrée sur les prescriptions, portant sur ce qui « devrait » être, explicitant des préférences (considérations sur ce qui est bien/mal, sur ce qu’il « faut » faire, ce qui « doit » être, ce qu’il est « important » de privilégier, etc.).

Notons qu’une posture purement descriptive nous semble en soi illusoire, dans la mesure où nous n’envisageons pas qu’une description de la réalité n’ait pas d’autre finalité qu’elle-même (par exemple, l’émancipation, l’utilité pratique, l’efficacité prédictive, la responsabilisation citoyenne, etc. Toutes ces notions sont des notions de philosophie pratique, morale).

Le rapport du discours à la liberté humaine

Un discours peut comporter un certain rapport à la liberté humaine.

Nous distinguons d’abord l’hétéronomie et l’autonomie :

  • L’hétéronomie (ou déterminisme, en philosophie morale) : le document suggère que des lois extérieures déterminent l’individu, ses actes et ses pensées.
  • L’autonomie (ou liberté, en philosophie morale) : le document suggère que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté », que nous pouvons nous prescrire nous-mêmes nos propres lois.

Nous distinguons ensuite l’essentialisme et l’existentialisme (en morale) :

  • L’essentialisme : le document considère que les choses et/ou les hommes peuvent être appréhendés en fonction d’une « nature », d’un « fond » permanent, qui ne change pas, une identité « fixe » en quelque sorte. L’essence constitue l’ensemble des éléments constitutifs d’une chose.
  • L’existentialisme : le document dit au contraire qu’un individu se construit au fur et à mesure de ses actes et peut toujours devenir un autre, grâce à sa volonté.

Le but dans le cadre d’une analyse de présupposés n’est pas de déterminer si le document a tort ou raison d’adopter l’une ou l’autre posture, mais de mettre en évidence dans quelle mesure il met l’accent sur une approche qui met en exergue les déterminations ou au contraire les choix possibles relatifs aux actions d’un individu. Encore une fois, il s’agit d’inférer le rapport du texte à ces questionnements.

Nous pourrions également procéder selon les modalités d’être suivantes :

  • La possibilité (ou contingence) : le document énonce des possibilités d’action, un spectre de choix pour les humains, une « zone » de liberté.
  • La nécessité : le document énonce des nécessités, un « cadre » qui balise les choix possibles. On peut regrouper ici toutes sortes de règles, de règlements, de normes qui influencent plus ou moins l’action humaine.

Enfin, souvent en fonction de ces déterminations, un discours peut être plus ou moins optimiste ou pessimiste à l’égard des actions humaines et du « progrès » possible les concernant.

A ce stade, nous insistons sur les réserves émises plus haut quant à la validité d’une telle analyse. Il y a des documents qui se prêtent mieux que d’autres à une analyse de présupposés moraux. Nous souhaitons mettre en garde contre la tendance à surinterpréter.

Néanmoins, même concernant des textes qui ne se veulent pas normatifs, il y a des présupposés relatifs à la liberté humaine. Par exemple, dans un traité de physique, un auteur pourrait être amené à considérer que nos actions sont uniquement le fruit de mécanismes causaux à l’échelle quantique ; autrement dit, que nous serions déterminés par ces mécanismes physiques. A contrario, il pourrait estimer que le fait d’expliquer la physique quantique à des étudiants est utile : que ceux-ci sont capables d’apprendre, de « s’élever » de leur condition, et ensuite de poser des choix plus pertinents (et donc, d’exercer leur liberté d’une manière plus adéquate). Dans les deux cas, nous avons des rapports à la liberté différents.

Essentialisme moral, sécurité et totalitarisme : certains humains sont-ils intrinsèquement des monstres ?

Qu’est-ce que l’existentialisme ?

Le rapport du discours au bien et à son évaluation

Nous postulons ici que tout discours entretient un rapport spécifique avec le « bien ».

Comme par rapport à la vérité, nous pourrions situer ici le discours sur un axe dogmatisme – relativisme (on peut parler également de nihilisme) à l’égard de ce qui est bien.

Nous distinguons ici deux manières d’évaluer une action, d’un point de vue moral :

  • Déontologisme : le discours suggère qu’une action est bonne ou mauvaise « en soi ». Dire la vérité, c’est bien. Mentir, c’est mal. Tuer, c’est mal. Parce que.
  • Conséquentialisme : le discours suggère qu’une action est bonne ou mauvaise en fonction de ses conséquences (par exemple, la souffrance ou au contraire le plaisir. Autre exemple : l’émancipation). On peut distinguer plusieurs sous-familles de conséquentialisme : l’hédonisme, l’épicurisme, l’ataraxie, l’utilitarisme, etc.

Vertus, déontologisme et conséquentialisme : les 3 voies de la philosophie morale

La hiérarchie de valeurs du discours

Toute éthique normative particulière peut en quelque sorte être réduite à une hiérarchie de valeurs. La proposition ici est de s’interroger sur la ou les valeurs mises en avant dans un texte. Privilégie-t-il la liberté ou la sécurité ? L’émancipation ou le plaisir ? L’équité ou la réussite individuelle ? Etc.

Vertus, déontologisme et conséquentialisme : les 3 voies de la philosophie morale

Tension émancipation – aliénation

  • L’émancipation est l’« action de (se) libérer, de (s’)affranchir d’un état de dépendance ; état qui en résulte ».
  • L’aliénation (en philosophie) fait référence à la « privation de libertés, de droits humains essentiels éprouvée par une personne ou un groupe social sous la pression de facteurs  permanents (Hegel) ou historiques (Marx) qui l’asservissent ». Par extension, il s’agit de « toute limitation ou tout conditionnement objectivement imposés à l’individu par le fonctionnement actuel de la société, et éprouvés comme une atteinte révoltante aux droits humains fondamentaux ».

Un discours peut être construit et/ou perçu comme plus ou moins « émancipateur » ou « aliénant », c’est-à-dire permettant de libérer l’individu, ou au contraire de l’asservir. Si un jugement à ce sujet dépend certainement de la sensibilité du public, on peut toutefois émettre des hypothèses quant au positionnement de différents dispositifs sur l’axe émancipation – aliénation et ce, le cas échéant, en variant les perspectives.

Différents rapports au(x) savoir(s) : de l’utilité ou de l’inutilité du (ou des) savoir(s)

Nous postulons que lorsqu’un individu prend la parole, écrit un texte ou réalise un document de manière générale avec la prétention de dire des choses plus vraies que d’autres sur la réalité, il attribue un statut moral particulier à ce savoir (ou en tout cas aux croyances qu’il expose).

Un document peut dès lors estimer que la connaissance ou que certains savoirs n’ont pas de valeurs, qu’ils sont inutiles ou même causent des peines, des soucis.

Applications

Présupposés moraux en éducation et en journalisme

Études de cas

Questions d’éthique

Grille d’analyse

Rapport à la performativité du discours : Prétention descriptive – Prétention normative

Rapport à la liberté humaine : Hétéronomie (accent sur déterminisme(s)) – Autonomie (accent sur liberté)

Essentialisme – Existentialisme

Nécessité(s) – Possibilité(s) (Contingence)

Rapport à l’action humaine : Pessimisme – Optimisme

Rapport au bien et à son évaluation : Déontologisme – Conséquentialisme

Rapport aux valeurs : Hiérarchie de valeurs supposée

Rapport à l’émancipation – l’aliénation : Emancipation – Aliénation

Rapport à l’ignorance et à la connaissance : Utilité / efficacité (ou non)

Hiérarchie de « savoirs » supposée

Grille d’analyse des présupposés épistémologiques d’un document – Cliquez pour agrandir

Notes de Julien Lecomte quant à l’usage de la grille

L’usage de la grille n’est pas décrit en profondeur dans cet article. J’ai tâché d’illustrer au maximum celui-ci avec des applications concrètes. Je renvoie également à des études de cas réalisées sur cette base (cf. supra).

Pour l’utiliser de façon pertinente, il me semble important de connaître quelques notions « basiques » d’herméneutique, d’analyse de contenu / de discours en sciences humaines et sociales, en linguistique ou en sémiologie notamment.

Par exemple, le fait de constater qu’un texte est écrit à la première personne (« je » / « nous ») ou de manière impersonnelle est en soi un « indice » qui peut guider l’analyse.

Une telle considération peut sembler triviale, et en même temps je crois que ce n’est pas un allant-de-soi lorsqu’il s’agit d’analyser pour la première fois un document.

Attention par ailleurs : il ne s’agit pas d’une grille de « cases à cocher », mais bien plutôt d’un ensemble de balises et de tensions que l’on peut mobiliser afin de discuter des positions épistémologiques et morales présupposées dans un document. Il est difficile et peu fertile à notre avis d’imaginer de classer des documents « à 100 % » dans la « case dogmatisme » ou dans la « case relativisme », par exemple.

L’enjeu est plutôt de rendre compte des différents rapports aux thèses affirmées dans ceux-ci : dans quelle mesure les propos sont-ils présentés comme discutables ou au contraire de manière dogmatique ? Dans quelle mesure les documents font-il état d’une ou de plusieurs perspectives différentes ? Quel est le poids respectif de ces différentes perspectives ? Quelles sont les valeurs mises en avant dans les documents (qu’est-ce qui est implicitement valorisé ou dévalorisé ?) ? Dans quelle mesure les contenus sont-il normatifs ? Etc.

Autrement dit, nous invitons à ne pas envisager la grille comme un outil de classement binaire. Au contraire, celle-ci doit être vue comme le recueil d’un ensemble de concepts permettant d’interroger les contenus de manière pondérée.

[Mise à jour 02/01/2019] Comparaison avec le Dichotomy Test : Philosophy

Le Dichotomy Test : Philosophy propose de se situer individuellement quant à ses tendances philosophiques. De ce fait, il présente des similitudes avec notre grille. En comparant les deux modèles, nous mettons en évidence les enrichissements possibles de notre cadre d’analyse, et les intégrons dans une version enrichie, ci-dessous.

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Grille d’analyse des présupposés philosophiques d’un document (v2) – Cliquez pour agrandir

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2 commentaires

  1. Comparaison avec le Dichotomy Test : Philosophy.

    Ce test propose de se situer individuellement quant à ses tendances philosophiques, en regard de quelques grandes tensions conceptuelles. En ce sens, il présente des similitudes et des enrichissements possibles du modèle présenté ci-dessus.

    Dichotomy Test : Philosophy

    Ma grille peut être relue et enrichie en fonction des grandes tensions présentées dans le test :

    Ajout d’un intertitre « Présupposés métaphysiques »

    > Tension « Matérialisme (matière) | Spiritualisme/idéalisme (esprit) »

    Dans l’intertitre relatif aux présupposés éthiques

    > La tension « Idealism | Pragmatism » correspond à ce que je nomme « Déontologisme | Conséquentialisme »

    L’appellation « Déontologisme | Conséquentialisme » est moins équivoque selon moi, d’autant que le pragmatisme désigne un courant philosophique spécifique en épistémologie

    > Dans ce que j’identifierais comme des formes de conséquentialisme (volonté d’un état de quiétude, de sérénité, de bonheur ou encore de plaisir…), ajout de la tension « Ascétisme (« réguler » ses désirs) | Hédonisme (poursuivre l’objet de ses désirs) »

    > Dans l’évaluation morale d’une action, ajout également de la tension « Egoisme (Focus sur l’individu) | Altruisme (Focus sur la collectivité) »

    > La tension « Nihilism | Moralism » renvoie l’idée de hiérarchisation des valeurs présente dans ma grille

    Le nihilisme consiste à nier toute hiérarchie entre valeurs, tandis que le « moralisme » tel que défini dans le test pose que des valeurs sont plus importantes que d’autres

    Dans l’intertitre relatif aux présupposés épistémologiques

    > La tension « Skepticism | Absolutism » du test correspond à ce que je nomme « Relativisme | Dogmatisme »

    > La tension « Rationalism | Romanticism » renvoie dans une certaine mesure au rapport à la subjectivité

    Notons que le modèle que j’ai présenté dans l’article ne fonctionne pas sur des dichotomies. Les catégories utilisées sont souvent non-exclusives entre elles. Deux positions « extrêmes » sont parfois les facettes d’une même attitude, comme c’est le cas d’un dogmatisme qui relèguerait toute position contradictoire à du relativisme, pour ne prendre que cet exemple.

    Ceci étant dit, ledit modèle peut se voir complété en ces termes :

    Présupposés métaphysiques

    Rapport au monde, à l’être, à l’essence des choses : Matérialisme – Spiritualisme/idéalisme

    Présupposés épistémologiques

    Rapport aux affirmations (« discutabilité ») : Dogmatisme – Relativisme – Non-dogmatisme – Non-relativisme – Pragmatisme

    Angles / perspectives mobilisées : Monisme – Dualisme – Pluralisme

    Rapport à la subjectivité :

    Prétention à l’objectivité – Positionnement subjectif – Intersubjectivité

    Romantisme – Rationalisme

    Rapport aux représentations initiales / aux préjugés : Préjugés vus comme obstacles à la connaissance – Préjugés vus comme condition de possibilité de la connaissance

    Rapport à la réalité : Réalisme – Nominalisme – Constructivisme réaliste ou nominaliste

    Rapport à l’évaluation de la vérité : Adéquation / correspondance – Cohérence – Consensus

    Rapport au langage, aux signes : Approche sémantique – Approche syntaxique – Approche pragmatique

    Rapport à son propre rapport au savoir : Réflexivité, métacognition (ou non)

    Présupposés moraux

    Rapport à la performativité du discours : Prétention descriptive – Prétention normative

    Rapport à la liberté humaine : Hétéronomie (accent sur déterminisme(s)) – Autonomie (accent sur liberté)

    Essentialisme – Existentialisme

    Nécessité(s) – Possibilité(s) (Contingence)

    Rapport à l’action humaine :

    Pessimisme – Optimisme

    Rapport au bien et à son évaluation : Déontologisme – Conséquentialisme

    Ascétisme – Hédonisme

    Focus sur l’individu – Focus sur la collectivité

    Rapport aux valeurs : Nihilisme – Hiérarchie de valeurs supposée

    Rapport à l’émancipation – l’aliénation : Emancipation – Aliénation

    Rapport à l’ignorance et à la connaissance : Utilité / efficacité (ou non)

    Hiérarchie de « savoirs » supposée

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