Quand Michelle Martin revisite la « banalité du mal »

Cet article fait suite à ce témoignage relayé par La Libre : selon « un cousin » interviewé par Paris Match (nous faisons ici abstraction de la question de la fiabilité de la source présentée de la sorte), Michelle Martin « ne se sentait pas coupable » de ses actes :

« Au contraire, cette Michelle de l’après 1996 m’a semblé déterminée dans l’organisation méthodique de sa défense. Laquelle consistait à répéter à l’envi qu’elle n’était en rien responsable de toutes les horreurs qui avaient eu lieu (…) Elle ne se sentait pas coupable ».

(La Libre, le 09/08/2012).

Je n’ai pu résister au lien manifeste entre cette déclaration et l’analyse que fait Hannah Arendt à propos d’Adolf Eichmann (cf. Eichmann in Jerusalem (en) sur Wikipedia, la « banalité du mal » dans le lexique ou encore mon article sur les questions de la finitude humaine).

John Martin - Fallen Angels (1841)

John Martin – Fallen Angels (1841)

Adolf Eichmann est considéré comme l’un des plus grands criminels de guerre nazis. Or, pendant son procès, il n’a cessé de plaider qu’il n’était qu’un rouage du système, qu’il n’était au fond pas responsable d’un fonctionnement qui le dépassait totalement. Arendt note son parcours plutôt médiocre : Eichmann était quelqu’un qui n’avait jamais spécialement brillé, mais qui n’avait jamais non plus manifesté de comportements extrêmement colériques, haineux, frustrés ou même une motivation idéologique forte : « au procès, il n’a semblé ressentir ni culpabilité ni haine et présenté une personnalité tout ce qu’il y a de plus ordinaire ». C’est pour cela qu’elle qualifie Eichmann de « banal » : non pour minimiser ses actes odieux ou intolérables, mais parce que ce n’était au fond qu’un homme médiocre, qui n’exerçait pas sa pensée.

Des commentateurs actuels estiment que la lecture d’Arendt est faussée.

Les critiques qui en découlent ont plusieurs fondements, dont certains sont recevables (je ne m’engage pas par contre au sujet des considérations politiques ou institutionnelles, qui pour moi sont secondaires par rapport à l’enjeu philosophique du concept de « banalité du mal »). Cependant, plusieurs d’entre elles sont basées sur une compréhension erronée de ce qu’Arendt entend par « banalité », et « vide de la pensée » d’Eichmann. Par exemple, Claude Klein constate qu’Adolf Eichmann est décrit comme calculateur : « le portrait le plus réaliste de l’accusé est non celui d’un « falot », « dépourvu de pensée », comme l’écrit Arendt, mais d’un bureaucrate hors pair, ambitieux et authentiquement pénétré de la Weltanschauung (« vision du monde ») nazie » (Le Monde, le 28/06/2012). Nicolas Weill le corrige de suite :

« C’est peut-être méconnaître la profonde cohérence conceptuelle d’Arendt. Le livre qui précède le voyage à Jérusalem de 1961 n’est en effet pas Les Origines du totalitarisme (1951), mais Condition de l’homme moderne (1958), qui nous éclaire par contraste sur ce qu’Arendt entend par « banalité ». Il faut y voir le contrepoint de l’héroïsme. Le héros, celui de l’Antiquité, dont le prototype est Achille, sait sortir de lui-même. Il transporte ses exploits dans le domaine public qu’il accroît du même coup. Il parle autant qu’il se bat. Eichmann, lui, ne parle pas ou balbutie la « grotesque » phraséologie nazie jusqu’au pied de la potence, il complote, il aime le secret.

S’il ne « pense » pas, c’est qu’il a transformé sa pensée en monolithe. Alors que le courage est pour Arendt la vertu politique par excellence, tournée vers le monde et vers les autres, Eichmann se fige dans son égoïsme. Plus qu’un homme ordinaire, Eichmann reste donc un « banal » antihéros. Aux actes monstrueux ».

(Le Monde, le 28/06/2012)

Il y a deux notions qui selon moi permettent de mieux comprendre Arendt.

  • D’abord, la différence entre la pensée théorique et la pensée pratique, que l’on retrouve entre autres chez Kant. C’est la différence entre le domaine de la connaissance (cognition, épistémologie) et celui de la morale (moeurs, éthique). Concrètement, ce n’est pas parce que l’on calcule bien, que l’on sait construire un raisonnement cohérent ou logique que l’on exerce des jugements moraux ou que l’on s’interroge sur notre propre éthique. L’exercice de la pensée auquel fait référence Arendt est un exercice lié à la raison pratique, à l’éthique, et non à une raison logique, mathématisable. L’auteure parle d’ailleurs d’une habitude à exercer le jugement critique : on est dans le registre des attitudes et des comportements. Il s’agit d’une pensée sur « l’agir » et non d’une pensée en soi.
  • La seconde notion qui permet de comprendre Arendt est la différence entre la puissance (le potentiel) et l’actualisation (l’acte) (cf. Aristote). Comme je le pense à propos de ma vision de l’intelligence, la pensée critique dont parle Arendt n’est pas quelque chose d’acquis une fois pour toutes. On n’est pas « intelligent » ou « bon » (ou même « mauvais ») une fois pour toutes, mais on exerce ou non ses facultés, en situation. Nous avons le potentiel, mais nous ne l’actualisons pas nécessairement. C’est une vision existentialiste : nous ne sommes pas entièrement prédéterminés à être bons ou mauvais, mais nous pouvons choisir de poser des actes qui nous définissent par la suite.

L’idée d’Arendt, ce n’est donc pas de dire qu’Eichmann n’a pas commis des actes atroces ou encore qu’il était juste idiot, mais bien de pointer le fait qu’il n’a pas posé d’acte moral pour se définir autrement.

L’enjeu de cette thèse est primordial, parce qu’il remet au centre la question de la responsabilité. On pourrait dire qu’Eichmann n’était qu’un sale monstre et que de sa bouche ne sortaient que des mensonges. A contrario, on pourrait retranscrire son plaidoyer et se dire qu’effectivement, il a été pris dans un engrenage vicieux qui l’a totalement dépassé, et qu’il n’a fait qu’appliquer les ordres. Hannah Arendt prend un autre parti, parce que dans ces deux-cas, Eichmann n’est pas responsable de ses actes : c’est juste un diable, un aliéné ou un irresponsable, qu’on peut juste éliminer en espérant qu’il n’y en ait plus d’autres. Par contre, si on considère qu’Eichmann n’était qu’un homme ordinaire qui n’a pas exercé de jugement éthique, alors on peut aussi tenter de développer les moyens pour éviter que cela se reproduise. Pour Arendt, il est en effet possible d’entrainer son sens moral, de prendre l’habitude de l’exercer. Il s’agit à mon sens de prendre le temps, par exemple, de prêter attention à autrui (cf. une piste d’engagement en éthique) : quelles sont les conséquences de mes actes ? Que puis-je faire ? Quelle est ma marge de liberté ? Comment agir ?

« Au fond, le plus gros problème réside dans ce qui est classiquement connu depuis Hannah Arendt sous le nom de « banalité du mal » dans son célèbre ouvrage « Eichmann à Jérusalem », où elle retraçait le procès de ce fonctionnaire nazi zélé, rouage administratif froid de la Solution finale ; vous savez bien, c’est ce principe selon lequel nous sommes finalement tous capables du pire, que les circonstances dans lesquelles nous sommes placés sont pour beaucoup dans nos décisions, et que sans doute notre liberté réelle est moins large que notre liberté philosophique ».

De Smet, François, Michelle Martin et la banalité du mal 2.0 (chronique radio pour La Première, 2010).

Effectivement, le criminel a été un rouage du système, il a obéi aux ordres et il adhérait au mouvement nazi. Cependant, sa responsabilité n’est pas uniquement à la mesure de ce qu’il a fait, mais aussi de ce qu’il aurait pu faire.

Cette perception a deux enjeux fondamentaux, à mon sens : plutôt que de s’en remettre à une « fatalité » contre laquelle on n’aurait rien pu faire (« ce sont des monstres », « ce sont des idiots » ou « ce sont des victimes ») :

  • d’une part, penser qu’il est possible de développer des habitudes éthiques en première personne (qui n’empêchent pas de garder toujours à l’esprit qu’il ne s’agit jamais d’un acquis). Il est possible d’exercer et d’entrainer une attitude réflexive sur soi-même. Il s’agit de développer une attitude attentive aux impacts effectifs (et potentiels, cf. Hans Jonas à propos de la responsabilité) de nos actes par rapport à nous-mêmes, à autrui (comme individu mais aussi en tant qu’être vivant, en tant que « vie ») et au monde. C’est une invitation éthique, individuelle : la personne humaine dispose d’une marge de liberté qu’il lui revient d’assumer (cf. les notions d’existentialisme modéré, d’attention et d’ouverture à autrui dans la catégorie éthique).
  • d’autre part, penser qu’il existe des environnements et des systèmes qui sont plus ou moins propices à l’exercice du jugement moral. Nous sommes ici au niveau du contexte social : il est certain que les différentes situations peuvent aider ou non une personne à se mettre en questionnement sur elle-même. Il est possible de lutter contre les structures qui aliènent l’individu, pensent à sa place ou lui restreignent sa liberté au sens noble. Positivement, cela veut dire que l’on peut favoriser un cadre propice au jugement moral, notamment par l’éducation (cf. catégories société et enseignement).

La philosophie de Arendt a donc un double impact, contre l’immobilisme et la fatalité : il est possible d’agir aux niveaux individuel et social pour développer le sens moral.

C’est un peu le parallèle que je fais avec le couple Dutroux / Martin, vous l’aurez compris. Marc Dutroux semble être un pervers criminel récidiviste et probablement incurable (bien qu’il y ait un enjeu également à le considérer comme autre chose qu’un monstre ? Comme pour Hitler, c’est évidemment beaucoup plus difficile. Il n’est d’ailleurs pas dit que la pensée d’Arendt s’applique à tous les humains : elle l’a développée en situation, par rapport à certains enjeux, devant un « suiveur », tout comme Milgram a développé sa thèse philosophique de l’état agentique). Michelle Martin, en plus d’avoir un parcours médiocre, est décrite par son cousin (supra) ou encore par Nicole Malinconi (dans le livre Vous vous appelez Michelle Martin (2008), basé sur des rencontres avec M. Martin) comme ne se sentant pas coupable. Michelle Martin veut aller de l’avant et elle estime qu’elle n’était pas impliquée dans les affaires de Dutroux. En 2003, elle divorce même de Dutroux, qu’elle prétendait craindre autrefois, comme pour s’en distancier encore : lui c’est le monstre, et elle, elle n’était qu’une pauvre femme prise dans un engrenage. Son fils la décrit d’ailleurs comme une « pauvre femme », « calme », « bonne mère », certainement pas un monstre ou une manipulatrice (La Dernière Heure, 22/08/2012).

Michelle Martin a pourtant pris la décision de ne pas agir. Si l’on applique l’analyse de la « banalité du mal », on peut voir en elle un personnage médiocre, une suiveuse, une poltronne, qui n’a pas agi lorsqu’elle aurait du. Comme dans le cas d’Eichmann, il y avait des tas de raisons de se complaire dans cet état de déresponsabilisation : il s’agissait effectivement d’un système occulte qui pouvait effrayer ou subjuguer et se montrer très coercitif. Sans doute d’ailleurs n’y a-t-il plus aucun risque de récidive de sa part, désormais qu’elle est séparée de son « maître à penser », tout comme Adolf Eichmann a perdu Hitler et le nazisme. La peur ne l’a pas empêchée de divorcer de Dutroux, entamant la procédure dès le procès (chronologie dans La Meuse, le 31/07/2012 (la page a été retirée ou déplacée), dans un article appelé « Comment la timide institutrice est devenue bourreau d’enfants », ce qui ne manque pas de jouer sur des dichotomies essentialistes). Depuis, Martin a introduit de nombreuses demandes de réinsertion, comme si elle semblait plus préoccupée par son propre confort – comme Eichmann – que par d’éventuels remords (bien qu’elle réfute les propos selon lesquels elle n’en aurait aucun).

La couardise s’observe régulièrement. Quelque part, on peut comprendre qu’il soit plus facile parfois de se voiler la face, de faire l’autruche, de se dire que l’on n’a pas de pouvoir sur ce qui est en train d’arriver, ou encore de s’en remettre à la fatalité.

Or, si l’on postule qu’il s’agit intrinsèquement d’un monstre ou d’une prisonnière victime, alors on admet que l’on ne peut pas faire autrement que de subir cet état de fait. A contrario, si l’on considère l’humain comme responsable de ses actes, de ses choix moraux, et se définissant à travers eux, alors peut-être pouvons-nous espérer développer un sens moral, une intelligence éthique, chez les individus.

C’est en ce sens qu’il est dommageable de lire que Michelle Martin était au final « irresponsable » de ses actes (que ce soit parce qu’elle était déterminée « par nature » ou à cause de l’ascendant de Dutroux). Elle n’aurait rien choisi. Dans une vision existentialiste, affirmer « ne pas poser de choix » est auto-contradictoire : c’est choisir de ne pas poser de choix. Ne pas agir, c’est déjà agir.

Partant lui aussi de la question de la banalité du mal, François De Smet propose une autre piste de réflexion, nous renvoyant cette fois à notre propre condition humaine (*), et à notre regard sur celle-ci :

« […] si on considère que Michelle Martin est libérable, cela veut dire qu’on pense qu’elle peut changer. Que tout être humain peut changer. Mais si tout monstre peut redevenir humain, ça veut dire aussi nécessairement, dans l’autre sens, que tout être humain peut devenir un monstre. Quel sentiment désagréable, non ? Quelle idée insupportable, même : cautionner la versatilité humaine, ce n’est pas sans risque. N’est-il pas plus soulageant et plus simple que les anges restent anges et les monstres restent monstres, plutôt que d’accepter la nuance qui nous rappelle notre fragilité d’humains en sursis permanent » ?

De Smet, François, Michelle Martin et la banalité du mal 2.0 (chronique radio pour La Première, 2010).

Je ne dirais pas que la pensée d’Arendt s’applique indistinctement à tout le monde. Il s’agit de rester prudent et nuancé, étant donné que penser que certaines personnes sont essentiellement des monstres ou que ces personnes peuvent changer sont des postulats, qu’il serait intéressant de vérifier au cas par cas. Par contre, je vois dans cet extrait de François De Smet une invitation à réfléchir au cas par cas, justement, par rapport aux autres, mais aussi par rapport à soi-même et à une société qui puisse favoriser une vie et des relations harmonieuses pour la collectivité.

Un intérêt crucial de la pensée d’Arendt consiste à poser que chaque être humain est doué d’un sens moral qu’il peut exercer ou non, en situation. Si les êtres humains sont déterminés à l’avance, par leur nature ou par d’autres aliénations, alors on ne peut rien y faire. La pensée d’Arendt est une pensée de l’action : si nous sommes moralement indéterminés (ou si nous le postulons seulement), alors nous pouvons agir afin de développer nos aptitudes morales.

Cet article n’a pas pour but de prendre parti pour la libération ou non de Michelle Martin. Je n’ai aucune prétention de me substituer à la justice (les dérives de la justice populaire me semblent à éviter) et je n’ai aucune preuve que Michelle Martin n’a pas « évolué » en prison de manière à ce que sa réinsertion soit possible. Ce n’est pas de mon ressort de juger cela, et je n’ai pas toutes les informations fiables pour le faire. Je me contenterais de renvoyer à d’autres articles sur le sujet, notamment cette interview de Gabriel Ringlet dans La Libre du 30/08/2012 pour comprendre combien les enjeux de justice sont liés à la question de banalité du mal. Une fois encore, on peut se demander si tous les êtres de l’« espèce humaine » sont capables à proprement parler d’être humains. C’est un débat philosophique très complexe, et sans doute sans fin (c’est pourquoi il est sans doute dommage de répondre trop vite à ce questionnement)… A noter que la peine de prison maximale en Belgique implique que théoriquement, Marc Dutroux est libérable un jour également, et ce sans conditions supplémentaires…

Que cette femme ait fait un travail sur elle-même, qu’elle ait tenté de s’excuser, qu’elle ait réfléchi à ses actes, purgé une peine suffisamment dure ou encore « retenu la leçon » suite à son passage en prison, je n’en sais rien. Je ne peux pas non plus juger de sa « dangerosité » potentielle une fois sortie. Par contre, si effectivement elle ne se sent pas responsable, et bien qu’elle n’ait pas eu le même genre de responsabilité que Dutroux, il est dommageable de laisser passer ce message : à la fois le fait qu’elle-même puisse se qualifier en ces termes (cela m’est assez indigeste) – ou qu’on puisse le laisser croire – et à la fois le fait que la population n’ait qu’une dichotomie simpliste à appliquer, à s’appliquer. Il est trop simple de laisser penser encore une fois M. Martin et la population qu’elle était juste essentiellement irresponsable ou monstrueuse. Le pari est de dire qu’elle n’était pas un monstre, mais qu’à tout moment, elle aurait pu poser un acte courageux ou se remettre en cause. Exercer son jugement moral et poser des actes. C’est ce qui a manqué, et c’est pourquoi elle est responsable des drames abjects dont ont été victimes les jeunes filles.

_____________________

(*) Par rapport à la question de la « finitude » humaine, cf. Introduction générale : une philosophie de la « finitude », La fragilité des valeurs humaines et Des réflexions contemporaines : l’absurdité, l’être inhumain (catégorie Ethique).