Des difficultés et des enjeux du traitement médiatique du dérèglement climatique

Comment expliquer que le dérèglement climatique n’occupe pas plus de place dans les médias et dans les débats publics ? En quoi est-ce si difficile à traiter ?

Il faut toujours relativiser et prendre la mesure de l’accusation selon laquelle « les médias n’en parlent pas » ou « personne n’en parle ». Souvent, cette affirmation est lancée par des personnes défiantes vis-à-vis des médias, et pas nécessairement les mieux informées. L’indignation est omniprésente et cela reflète parfois davantage un positionnement de forme que de fond : « on ne me la fait pas, à moi ! », « on nous prend pour des cons ! ». Il n’est pas rare non plus que des gens se disent muselés ou censurés par les médias alors qu’ils sont invités sur de nombreux plateaux de télévision et de radio, ou encore qu’on leur consacre beaucoup d’articles et de temps d’antenne (*).

Un média n’est pas l’autre, et il faut reconnaître qu’au fil des années, le sujet du dérèglement climatique occupe progressivement de plus en plus le devant de la scène. Néanmoins, on peut déplorer que cela soit encore insuffisant (et c’est peu de le dire), tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif, par rapport aux enjeux gigantesques que cela implique. Plusieurs facteurs peuvent permettre de comprendre, en partie du moins, cette prise en compte (médiatique, politique et citoyenne) lacunaire.

> Lire aussi : 2e rapport du GIEC, les médias (encore une fois) pas au niveau (BonPote.com, 2022)

Quelques mots sur la notion de « mise à l’agenda »

Lorsque les médias ou les personnalités politiques communiquent à propos d’un sujet, on dit qu’ils le mettent à l’agenda de la discussion publique. Cela contribue à donner une caisse de résonance à ce thème et en corollaire à en occulter d’autres. Ainsi, même en se limitant à une approche factuelle de bonne foi, quelqu’un qui partage des contenus n’est jamais neutre, ne serait-ce que parce qu’il choisit de mettre en avant certains sujets plutôt que d’autres, consciemment ou inconsciemment.

La mise à l’agenda dépend fortement des représentations que les médias ont des préoccupations de la société. En gros, les médias parlent généralement de ce qu’ils pensent « vendeur » pour les publics. Mais qui est l’œuf et qui est la poule ? Si les gens en parlent, il faut que les médias en parlent, et si les médias en parlent, alors les gens en parlent. Certains militants ou politiciens ont bien compris qu’il existe des stratégies afin d’imposer leur propre agenda idéologique. Ainsi, de nombreuses paniques morales sont montées en épingle, sur les réseaux sociaux notamment. Ces tactiques égoïstes, intéressées, occultent des thèmes centraux comme celui du climat.

Une actualité qui n’en est pas une

Un problème intrinsèque de ce sujet, c’est que nous ne percevons pas toujours immédiatement ce qui est en train de se jouer : nous subissons les conséquences de décisions prises avant notre naissance, et nos actions ou notre inaction auront des répercussions pour les générations futures. C’est comme lorsque quelqu’un fume ses premières cigarettes ou boit ses premiers verres d’alcool. Il n’aura pas développé de cancer après celles-ci, mais il aura peut-être entamé un processus dont il ne subira les effets que des dizaines d’années plus tard. Ce n’est que lors de catastrophes ou d’événements exceptionnels (températures extrêmement chaudes, mauvaises récoltes, inondations, incendies, etc.) que les médias peuvent faire des liens avec ce qui se joue à plus large échelle, mais ils peinent souvent à le faire. La médiatisation des effets délétères du dérèglement climatique (pourtant bien actuels) au niveau international est clairement faible (surtout lorsque ces crises concernent des régions du monde déjà précarisées) et les liens avec la problématique climatique sont timides. Le climat part en vrille, ce n’est pas un scoop, d’autant plus tant que l’on peut continuer à se dire que nous sommes à l’abri des catastrophes que cela engendre.

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Un storytelling qui peine à se trouver

Un autre souci avec le dérèglement climatique, c’est qu’il est difficile de le raconter sous forme d’histoire, d’en faire un récit. Avec la pandémie (Covid-19), par exemple, les médias avaient plein d’éléments narratifs leur permettant de « maintenir le suspense » : personnages clivants, rebondissements multiples (masques, vaccins, mesures politiques, état des contaminations, arrivée de variants…), polémiques polarisées… De même, les conflits armés font de bons récits avec leur lot d’acteurs et de crises successives qui se soldent par des améliorations ou des détériorations rapides de la situation. Des images puissantes les rendent d’autant plus spectaculaires. Certes, il y a bien les rapports du GIEC qui deviennent progressivement de plus en plus alarmants, mais au final, tout cela ressemble à un statu quo… On aura vu des soubresauts dans la médiatisation du climat grâce à des personnalités fortes – pensons notamment à Greta Thunberg – mais ceux-ci apparaissent désormais comme des feux de paille.

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Il ne semble pas y avoir d’issue au problème

Beaucoup de sujets déprimants circulent au quotidien dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le climat a ceci de particulier qu’il est difficile d’envisager une « sortie de crise » durable. Les scénarios les plus optimistes nous disent que nous pourrons au mieux limiter la casse. Les décisions politiques sont molles. On peut ressentir de l’impuissance et de la culpabilité face à ce défi (et Viciss de Hacking Social nous explique très bien en quoi ceci peut nous laisser dans un état de sidération). Il me semble que c’est un sujet particulièrement propice au journalisme de solutions, c’est-à-dire à un journalisme qui ne se contente pas seulement de décrire la situation et de nous aider à la décoder, mais qui investigue aussi des pistes d’action pour y faire face

> Le travail de fond effectué par @BonPote, notamment, devrait faire figure d’exemple à suivre. Cf. « C’est trop tard, on est foutus » : pourquoi c’est faux et comment y répondre (BonPote.com, 2021)

> Concernant des pistes d’action spécifiques, lire entre autres ces articles récents de @BonPote (vous aurez compris que ce site est globalement une mine d’or pour comprendre et agir face à l’urgence climatique) : Les 10 raisons de passer à 110 km/h sur l’autoroute (2022), Sortir des énergies fossiles : quand l’impossible devient l’indispensable (2022)

Nous sommes mal informés

Certaines personnes sont très conscientes du problème, mais nous restons globalement mal informés, et quand j’écris « nous », je parle aussi des journalistes. La culture scientifique nécessaire pour communiquer autour de ce genre de thématiques (et envisager des solutions à leur égard) est insuffisante, tout comme elle l’est par rapport au nucléaire, par exemple. Le sujet est insuffisamment expliqué. Les degrés de responsabilité et les pistes d’action demeurent trop méconnues.

Nous sommes tous responsables, mais pas tous dans une même mesure

La responsabilisation individuelle est bien entendu importante face à l’ampleur des défis liés au climat, mais elle a deux effets pervers.

Hans Jonas – Le principe responsabilité

D’abord, elle peut paradoxalement mener à une dilution de responsabilité : si nous sommes toutes et tous responsables, alors je ne le suis pas plus que les autres. On se regarde en chiens de faïence, jusqu’à ce que l’autre bouge, et finalement personne n’agit. On se sent impuissant, on se dit que ce n’est pas à nous d’agir ou que ce sera insignifiant. Quand tout le monde est responsable, personne ne l’est vraiment.

https://twitter.com/myricau/status/1436216748265594880

Ensuite, elle empêche de discerner que nous ne sommes pas tous également responsables. Il y a des acteurs qui polluent bien plus que d’autres, qui consomment bien plus que d’autres, qui gaspillent bien plus que d’autres, etc. Il y a des structures et des systèmes qui dysfonctionnent et qui doivent disparaître (ou du moins se transformer).

Contrairement à d’autres sujets traités dans les médias, on peine ici à désigner des boucs émissaires. Si je ne suis pas du tout amateur de ce genre de fonctionnement, je déplore néanmoins la faiblesse des interpellations à l’égard de ceux qui détruisent littéralement – et parfois sciemment – notre avenir et celui de nos enfants, souvent pour leurs propres profits… Le cynisme de certains d’entre eux est révoltant. Il s’agit de prendre la mesure des responsabilités et des actions à mettre en place. A ce niveau, il est clair qu’il y a des conflits d’intérêts qui entrent aussi en jeu lorsqu’il s’agit de traiter des solutions pour enrayer la crise climatique…

Du volontarisme à la culpabilisation des individus : des idéologies qui nous aliènent

Pour aller plus loin

L’excellent site BONPOTE.COM

BREMOND, C., La Logique du récit, Paris, Seuil, 1973.

GREIMAS, A. J., Sémantique structurale : recherche et méthode, Paris, Larousse, 1966.

JACOBI, D., « Récit et popularisation d’une découverte scientifique », in La communication scientifique, Discours, figures, modèles, Grenoble, PUG, 1999, pp. 55-79.

LECOMTE, J., Nuance ! La puissance du dialogue, Paris, Les Pérégrines, 2022.

Médias : influence, pouvoir et fiabilité, Paris, L’Harmattan, 2012.

MCCOMBS, M.E., SHAW, D.L., « The Agenda-Setting Function of Mass Media », in Public Opinion Quarterly n°36, 1972, pp. 176-187.

PROPP, V., Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970.

VICISS HACKSO (Hacking Social), « Quand le militantisme déconne », Framablog, 2021.

(*) Devinez par exemple le médecin le plus cité – de loin – à la radio et à la télévision en France, avec des milliers d’occurrences, entre 2020 et 2021 (la réponse).