La problématique de l’identité

L’identité et l’essence : deux notions problématiques

L’identité, c’est généralement quelque chose qui tient à cœur. Être moi. Être inscrit dans une collectivité de personnes qui se reconnaissent. Avoir un « socle commun », posséder un « noyau dur », une permanence, quelque chose qui ne change pas. Quelque chose qui, tel un tronc d’arbre, n’est pas altéré par les saisons. Quelque chose de simple, de « cliché » presque.

Jérôme Bosch – Le jardin des délices (1494 – 1505)

« Il n’a pas changé, il est toujours resté le même ».

Cela n’est pas sans lien avec une certaine vision dite « essentialiste » du monde. L’essence, l’Un, etc. sont des grilles de lecture du monde qui remontent au moins à Platon. On a constaté néanmoins (et on continue de constater) qu’érigées en dogmes, elles peuvent mener à des dérives assez graves. Un homme est-il « le même » une fois pour toutes ? N’est-ce pas un des piliers d’une attitude égocentrée, facilitant la stigmatisation, plutôt que d’une attitude focalisée sur la relation, les changements, le contexte et la complexité du monde ?

Plus concrètement, voici en vrac quelques problèmes que suscitent les questions d’identité et/ou d’essence :

  • la stigmatisation : on imagine qu’un élève qui a des difficultés à l’école est « un mauvais élève ». On lie ça à son identité : il ne peut donc pas changer. Il est mauvais et restera toujours mauvais. Ce type de jugement est souvent ressenti par la personne stigmatisée, étiquetée, et des études (Goffman, Paugam) attestent des conséquences néfastes que cela peut avoir (cercle vicieux vers de plus en plus d’échec). Il en va de même pour les personnes « pauvres » (qui sont en statut de pauvreté), ou encore les personnes « criminelles » (qui ont commis des actes criminels), auxquelles on colle implicitement l’étiquette « tu es comme ça (et ton identité se réduit à cette dimension), tu ne changeras pas ».
  • l’égocentrisme et l’ethnocentrisme. L’égocentrisme consiste à être centré sur soi-même. L’ethnocentrisme, à être centré sur son « ethnie ». On peut mentionner le nationalisme pour être plus concret. En quoi est-ce un problème ?

En Wallonie aussi : même des partis n’étant ni à droite ni flamands (les communautarismes et préférences identitaires sont souvent présentées comme relevant de la droite, et de la Flandre en Belgique), jouent sur les questions identitaires, notamment lorque l’on pose la question de « la marque spécifique wallonne », de l’identité wallonne (lancement d’un débat sur l’identité wallonne) [edit 2013, pour Rudy Demotte, il y aurait d’ailleurs un « bon » et un « mauvais » nationalismes… Comment les distingue-t-il, là est la question…].

Communautarismes : le cas belge

En fait, l’idée implicite de l’identité érigée en dogme, c’est que « mon identité » est meilleure que celle des autres. Ainsi, j’accorde plus d’attention à ma communauté (communautarismes) qu’à celle des autres. A moi-même qu’aux autres. A ma nation qu’aux autres, etc. Lorsque l’on observe Rudy Demotte en contre-plongée devant un drapeau wallon, scandant l’idée d’un nationalisme « positif », on se retrouve dans ce type de dynamique.

Ce comportement est partagé à des niveaux divers. On sait néanmoins à quelles violences il peut mener : il convient donc au fond d’être tempéré et de prendre garde à ses dérives. L’identité, lorsqu’elle est exacerbée, peut mener à de terribles conséquences (on pense à la seconde guerre mondiale, par exemple).

« Le meilleur moyen de se faire des amis dans un univers inamical, c’est d’épouser les inimitiés, c’est d’adopter les ennemis des autres. Ce qu’on dit à ces autres, dans ces cas-là, ne varie jamais beaucoup : Nous sommes tous du même clan, nous ne formons qu’un seul et même groupe puisque nous avons le même bouc émissaire »

René Girard, 1982.

Même au quotidien, cela joue : dans certaines disputes de ménage, chacun « campe sur ses positions », et ne parvient même pas à concevoir les critiques qui lui sont adressées. De plus, dire à quelqu’un qu’il « ne changera jamais » ou le réifier à l’un de ses comportements n’est pas ce qui favorise en général le dénouement positif du conflit.

Se présenter comme raciste (au sens premier du terme) ou xénophobe n’est plus vraiment de bon ton : heureusement, les idées de « supériorité génétique » recueillent moins d’assentiment qu’auparavant. Cependant, on assiste dès lors à de « nouvelles » formes de discours racistes (au sens d’une attitude d’hostilité de principe envers une catégorie de personnes), nationalistes et ethnocentristes. Une des stratégies est la suivante : il s’agit de désigner l’autre communauté comme celle qui « ne veut pas de nous », et de la présenter comme ayant des « divergences culturelles inconciliables ». A la fois, l’autre communauté est désignée comme celle qui « pose problème » et en plus, celle qui est raciste / hostile envers « notre » société. On oppose toujours bien les communautés, les « identités » ; on désigne implicitement un ennemi, mais on prend la position de victime plutôt que celle de l’agresseur. Or, dans la plupart des cas, ceux qui pointent les frontières en sont pour partie responsables. A propos des stratégies (conscientes ou non) de prises de position pour l’un ou l’autre camp : un article Wikipédia basé sur le livre Principes élémentaires de propagande de guerre (Anne Morelli).

Cf. aussi la question des communautarismes.

On a grosso modo deux grosses limites des définitions par l’essence/par l’identité :

  • L’idée qu’on ne peut pas changer son identité (immobilisme, fatalité)
  • L’idée que son identité est meilleure qu’une autre (égoïsme, fermeture, violence)

Mentionnons simplement pour aller plus loin la question de l’esprit critique qui m’est chère : souvent, les personnes qui se disent critiques sont fortes pour critiquer au sens d’établir un jugement négatif seulement lorsque quelque chose va à l’encontre de leurs propres conceptions (c’est-à-dire quelque chose qu’ils rejettent déjà a priori). Cela va plus loin il existe des tendances à critiquer selon son identité, son sentiment d’appartenance, sa vision de soi-même, etc. : ce qui est « autre » est systématiquement mauvais – ou du moins « inférieur ». Pour beaucoup, critiquer revient à exprimer un rejet par rapport à la différence.

Trois citations, un même constat :

  • « Le raciste, c’est l’autre » (cf. dessin de Bado)
  • « L’idéologie n’est jamais assumée en première personne. C’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre » (Ricoeur)
  • « L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui » (Desproges)

Pour moi, l’esprit critique n’a rien à voir avec ça : il consiste au contraire se rendre compte que nos conceptions personnelles peuvent être parfois conditionnées par notre identité (biais de confirmation d’hypothèse, Cohen – 2004, etc.), quelles qu’elles soient. Ainsi, il convient de remettre en question aussi des jugements qui ne vont pas à l’encontre de nos propres conceptions. Selon moi, est véritablement critique celui qui se remet honnêtement en question. En forçant le trait, il ne se permet même pas de critiquer (pas « agressivement », « gratuitement », dans le sens d’un jugement purement négatif) les autres ; ce qui lui importe est l’honnêteté de son propre jugement (on définit un esprit critique par sa capacité à établir un jugement autonome, non par rapport à ce qu’il critique). Plus grande est la difficulté à remettre en questions ses propres présupposés, groupes d’appartenance et autres : c’est là, selon moi, que l’on se dévoile véritablement « critique »…

Dès lors, pour nuancer et éviter les dérives de positions qui ont malgré tout une zone de pertinence (l’essentialisme et le concept d’identité permettent de penser de nombreux états du monde), quel type d’alternatives avons-nous aujourd’hui ?

Quelques nuances pour enrichir ces concepts

  • Plusieurs penseurs, comme Francis Jacques, Serge Paugam, Rogers Brubacker (qui pointe de nombreuses autres limites du vocabulaire essentialiste et identitaire) proposent de quantifier des relations, plutôt que de parler directement des personnes. Ainsi, il s’agit simplement de bien distinguer les faits et actes (crime, échec scolaire ou autre) des personnes, afin d’éviter la stigmatisation. Une personne n’est pas « assistée » dans son essence, dans son identité, mais elle « vit une relation d’assistance ». Ce n’est pas tant les termes qui importent, mais les distinctions dans la mentalité. Se posent des questions complexes comme celle de la réinsertion d’un « criminel »,  de la réintégration d’un « exclu », de la réussite scolaire d’un « cancre », etc.
  • L’existentialisme (Heidegger lu par Sartre, grosso modo), par exemple, qui dit en bref que l’homme n’est jamais vraiment « quelque chose », mais se construit au fur et à mesure de ses actes. Cela voudrait dire que l’on peut toujours changer, selon sa volonté. Un penseur comme Sartre mérite d’être tempéré, et l’essentialisme n’est à mes yeux pas à rejeter comme tel, mais l’idée est que nous possédons une « part de nous » que nous pouvons changer, qui est loin d’être statique. L’individu et la société se construiraient mutuellement, dans une dynamique complexe, en fonction l’un de l’autre.
  • La pragmatique, voire la systémique (dans une certaine mesure) : la prise en compte des usages, contextes, interactions, etc.

Ainsi, il est surtout question de distinguer davantage les choses, de rendre compte de la complexité du monde, de tempérer les jugements. Il n’est pas question de rejeter toute démarche identitaire (cela n’est-il pas par ailleurs quelque part « ancré » en nous ?), comme en sports par exemple : on assiste justement à un auto-centrisme exacerbé « vive nous, les adversaires doivent mourir », mais en même temps, c’est une canalisation relativement peu violente de cette attitude. En gros, après avoir bien crié et levé le poing à un match de foot, peut-être certains sont-ils plus sereins, déchargés de toute sa colère et des sentiments violents, que si cela n’existait pas. De plus, les modèles essentialistes et identitaires ont des choses à nous apprendre. Ils méritent non pas d’être rejetés, mais couplés avec d’autres considérations, faisant davantage droit à autrui (soit à une ouverture à la différence, à l’autre, à la diversité), à la relation, au contexte, au changement ; à des processus (histoire) et des dynamiques, etc.