Communautarismes : le cas belge

Ce texte représente un des rares articles d’opinion de ce blog. Il est cependant également une application de la réflexion sur l’attitude que l’on peut avoir en cas de désaccord. Il se situe par conséquent dans le prolongement du questionnement de la catégorie épistémologie, ainsi que l’éthique. Il s’inscrit également dans la lignée de la problématique de l’identité. Vous pouvez lire des thèses similaires dans l’article de Marc LITS, « Il n’y a plus de médias belges », in Médiatiques n°48 : Crise politique de longue durée et médias déboussolés, Louvain-la-Neuve : UCL, 2011, pp. 4-6.

Jérôme Bosch – Le jardin des délices (1494 – 1505)

Depuis des mois, les élus politiques et les commentateurs wallons jouent le jeu des séparatistes en faisant la gué-guerre à ces « sales flaminds », ces « méchants et mauvais qui veulent juste la fin de la Belgique » par une stratégie de communication qui oppose ouvertement les deux parties du pays.

De plus en plus, j’entends et je lis un vocabulaire guerrier, de ces politiques francophones qui ne « capituleront pas » devant les attentes flamandes. Je vois des wallons dire qu’ils « défendront leurs positions » et « se battront » pour leurs intérêts (par opposition aux intérêts des autres). Des « stratégies » sont élaborées pour donner tort à l’autre « camp », pour lui refiler le « zwarte pit ». On organise une coalition pour « faire front » face aux flamands, etc. Plusieurs métaphores sont utilisées : le couple qui divorce et se dispute la garde de l’enfant, les adversaires au jeu du « valet noir » qui sont obligés de donner tort à l’autre pour gagner, etc. Ce vocabulaire n’est pas sans rappeler les analyses de discours proposées par des penseurs comme G. Lakoff : en Belgique, la discussion, c’est la guerre.

Lakoff : “La discussion, c’est la guerre”

De nombreux faits ne manquent pas de « creuser le fossé » et de renforcer l’opposition entre les communautés. J’en présente ici quelques-uns « en vrac », caractéristiques d’attitudes et de propos « guerriers » tenus aussi… dans « notre » propre « camp ». L’idée ici n’est pas de dire que les politiciens francophones sont plus ou moins « fautifs » que les néerlandophones séparatistes, mais de montrer que la séparation politique est d’ores et déjà bien présente dans les discours, et que celle-ci se manifeste à travers une rhétorique compétitive, voire belliqueuse.

Certains sujets, tels que l’hommage rendu à Marie-Rose Morel, sont chargés d’émotions et génèrent des positions de plus en plus radicales.

Philippe Mouraux, qui n’en est pas à son coup d’essai, parle notamment de « creuser des tranchées » face aux flamands.

Par ailleurs, alors qu’un gouvernement de droite chez nos voisins français questionne « l’identité nationale » (thème que l’on sait épineux), des dirigeants de gauche (comme quoi l’identitarisme n’est pas l’apanage de la droite) d’entités fédérées encouragent la création d’une identité et d’une fierté wallonnes.

Quand le probable futur Premier s’y met, ce n’est pas mieux. Elio Di Rupo, supposé être fédérateur, déclare quant à lui que les journalistes du Nord sont des militants indépendantistes alors que ceux du Sud sont des professionnels… S’il y a pourtant bien des personnes à qui il vaut mieux ne pas chercher misère lorsque l’on veut s’attirer les faveurs de l’opinion publique, ce sont les journalistes !

[Edit le 21/08/2013 : encore un nouveau « fait de langage » en ce sens, par Rudy Demotte, qui distingue « le nationalisme d’ouverture » (francophone) et « le nationalisme de repli » (flamand)].

Tout ceci est ponctué d’appellations « symboliques » qui n’ont aucune valeur Constitutionnelle et qui tombent comme un cheveu dans la soupe ou comme cerise sur le gâteau, selon le point de vue : en témoigne le vote unilatéral de la « fédération Wallonie-Bruxelles ».

Là où cela me chagrine… On entend régulièrement que ces querelles restent au niveau politique, et que le citoyen « s’en fout du communautaire » ou encore que « le wallon est attaché à la Belgique » (contrairement au flamand). Je n’en crois plus rien. C’est sans doute le cas de certains wallons et flamands. Mais quand je lis le nombre effrayant de commentaires haineux, marqués d’une absence totale d’envie d’aller vers l’autre communauté, de la comprendre, j’en doute vraiment. Quand on les interroge, les gens disent être « pour l’unité du pays », « pour la démocratie » (en prenant soin d’accuser implicitement l’un ou l’autre de ne pas être démocratique), « ne rien avoir contre l’autre »… Mais dans les faits, qu’est-ce qui existe vraiment ? On entend plus souvent de vieilles rengaines communautaristes nauséabondes. Lisez la bile déversée sur les sites d’informations. Même les élections de Miss Belgique se transforment en arènes communautaires, en joutes verbales où l’adversaire symbolique doit être battu.

Desproges disait de l’ennemi qu’il est bête : il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui.

Le message est simple, simpliste : « Nous, les francophones, on n’avait rien demandé, on veut l’unité du pays : ce sont les méchants néerlandophones qui sont en train de tout détruire ». « Nous détestent-ils ? », demandent certains. Position de victime, face à un persécuteur désigné.

D’aucuns claironnent à tue-tête combien les wallons ont aidé financièrement ces ingrats-de-flamands-à-la-mémoire-courte par le passé, en omettant  ou non de quelles inégalités était accompagnée cette suprématie, et exposent leur démonstration dans de longues logorrhées dont on connait tout le contenu par avance… Dans le sud du pays, on pointe du doigt, on accuse, comme hantés par le fantôme de l’émission Bye-bye Belgium.

Certains se veulent plus modérés, en centralisant leurs attaques et propos agressifs sur l’une ou l’autre personne (homme ou femme politique), groupe ou son parti (« La NVA est proche d’un sentiment de haine des francophones », « le nationalisme flamand est revanchard et rancunier », etc. : ils nous haïssent, ces méchants-flamands-anti-démocrates !)…

Ces personnes ont-elles tué la famille des commentateurs, pour recevoir tant de propos haineux, de critique gratuite (je parle ici de certaines attaques hors-propos : critiques physiques…) de la part de ces derniers ?

Toujours est-il que, rarement (voire jamais) ces trois dernières années, je n’ai entendu formuler d’attentes positives, ou de désir spécifique de connaître ou de comprendre l’autre communauté. Nous découvrons au contraire des revendications sur ce que l’une a à gagner ou à perdre au détriment de l’autre : on ne fait régulièrement qu’opposer les intérêts, quel que soit le « camp » communautaire. Quelle que soit la langue utilisée, il est question d’attentes et de projets des Wallons versus ceux des Flamands, et plus d’attentes et de projets des Belges.

Pourquoi présenter les intérêts des deux communautés comme essentiellement divergents, alors que les propos se revendiquent unitaires ? N’y a-t-il pas là un paradoxe ?

Encore une fois, ici, il ne s’agit pas tant de « compter les points » et de désigner le politicien ou la partie du pays qui tient les propos les plus séparatistes, mais de faire le constat que le débat est bipolarisé : même si la plupart des propos tenus ne sont pas spécialement méprisants envers l’autre communauté (les propos traités ici sont volontairement assez orientés et radicaux), nous sommes confrontés plus qu’auparavant à des discours qui mentionnent deux entités différentes (la Flandre et la Wallonie) et non une seule (les Belges ou la Belgique).

Des études récentes, du côté francophone et du côté flamand, montrent que les journaux télévisés du Nord du pays donnent très rarement la parole à des hommes politiques francophones (entre autres parce qu’ils ne maîtrisent pas assez le néerlandais), et que 90 % de ceux-ci sont alors des ministres du gouvernement fédéral. La télévision publique francophone relaie un peu plus la politique flamande, mais dans des proportions qui restent mineures par rapport à l’ensemble de l’information. Globalement, seuls 3 % des journaux télévisés sont consacrés à des sujets relatifs à l’autre communauté linguistique. Alors que le gouvernement fédéral est paritaire, les télévisions accordent 80 % du temps de parole aux ministres issus de leur communauté [D. SINARDET, Wederzijdse mediarepresentaties van de nationale “andere” : Vlamingen, Franstaligen en het Belgische federale samenlevingsmodel, Antwerpen : Universiteit Antwerpen, 2007].

La Flandre est une terre étrangère pour les francophones, et l’inverse est également vrai. Dès lors, quand un sujet est traité, il l’est comme s’il s’agissait de politique étrangère, avec des simplifications, et en recourant à des stéréotypes. Quelques images simplifiées sont retenues de part et d’autre : la Wallonie est composée de chômeurs profiteurs qui sont tenus dans une logique d’assistanat par un Parti socialiste omnipotent et clientéliste ; la Flandre est peuplée de nationalistes exaltés, poussée par l’extrême droite à réclamer toujours plus d’autonomie, jusqu’à l’indépendance. Cela se marque même dans la rhétorique utilisée, qui privilégie les métaphores guerrières (« le front flamand », « la riposte francophone »…), comme le démontre très bien Dave Sinardet dans son étude.

Et puisque les politiques sont élus sur des listes électorales distinctes, ils n’ont aucun intérêt à participer à des émissions de l’autre côté de la frontière linguistique, où ils ne toucheront aucun électeur potentiel. Le fossé continue donc à se creuser ; les deux communautés vivent désormais dans des mondes différents.

Si moins de 5 % des téléspectateurs flamands regardent des chaînes hollandaises (proximité linguistique oblige), ils sont encore moins nombreux à regarder les chaînes francophones belges. Et si les chaînes françaises attirent plus largement les Belges francophones (plus de 30 %, la proximité culturelle entre France et Wallonie-Bruxelles étant plus forte qu’entre Flandre et Pays-Bas), les chaînes flamandes ne font pas partie de leur consommation médiatique ordinaire. Dès lors, si l’on accepte que l’identité collective d’un groupe se construit de manière significative par une consommation partagée des mêmes médias (c’est parce que je suis belge francophone que je lis Le Soir et non Le Monde ; ou la variante, je lis Le Soir, donc je suis Belge francophone), on ne peut qu’en déduire que les systèmes médiatiques des deux communautés linguistiques belges (voire des trois puisque les 72.000 habitants de la région germanophone se retrouvent fortement dans les 10.000 exemplaires vendus quotidiennement du Grenz Echo et l’écoute de la BRF) sont désormais totalement distincts, dans leur offre d’information comme dans leur logique de consommation.

Source : Marc LITS, « Il n’y a plus de médias belges », in Médiatiques n°48 : Crise politique de longue durée et médias déboussolés, Louvain-la-Neuve : UCL, 2011, pp. 4-5.

[Le gras est de notre fait].

Le pourquoi n’est à mes yeux pas suffisamment interrogé. Je m’étonne de voir certains (pseudo)analystes politiques paraphraser nos dirigeants et leurs oppositions au lieu de mettre en avant-plan ce grondement du peuple, ce clivage, ce fossé grandissant… Et ses paradoxes.

« Qui est Bart de Wever ? », « La face cachée de la NVA », « Que veulent vraiment les flamands ? » titrent les articles, se succédant inlassablement, sans toutefois jamais réellement donner d’info… Ne pourrait-on pas plutôt interroger de manière honnête et critique des phénomènes tels que le communautarisme, l’ethnocentrisme, les nouvelles formes du racisme… ?

Certains font d’ailleurs leur fond de commerce de ces pseudos-analyses du communautarisme de l’autre « camp », écrivant des livres dénonçant « les flamingants », ces méchants qui « nous » ont entre autres chassé de Leuven. Ces ouvrages sont repris par une opinion publique qui amalgame évidemment flamands et flamingants et qui y trouvera une pléthore d’arguments désignant les dérives communautaires de l’autre côté de la frontière linguistique, quand ce n’est pas déjà l’opinion (parfois voilée ou inconsciente) de l’auteur… Dans la presse, stratégiquement, c’est plus « vendeur » d’entretenir les croyances de son lectorat, de faire des articles qui clashent et non qui bousculent les représentations des individus, mais ne pourrait-on pas avoir le courage de se mouiller un peu et de poser des questions qui chatouillent/bousculent un peu les pseudo-bien-pensants dans leur canapé ?

Le souvenir d’un gouvernement (et d’un peuple) qui parlait d’une voix unitaire vers des intérêts communs me semble bien loin. Chaque jour, dès le réveil, je ne découvre que de nouvelles oppositions, insultes ou revendications émanant aussi de ma propre communauté (cf. idéologies et communautarismes).

Ma question : est-ce en construisant des murs qu’on unit un pays ?

Au sujet de « camps » implicites, le ministre-président germanophone donne peut-être à réfléchir dans l’intervention suivante : « la tactique francophone est peu intelligente ».

Pour aller plus loin :