Présupposés épistémologiques en journalisme et en éducation

Cet article est consacré à la présentation de présupposés épistémologiques dans des pratiques éducatives et journalistiques, dans le cadre du cours Médias, philosophie et citoyenneté (master en éducation aux médias, IHECS).

Afin de bien comprendre ce à quoi les concepts font référence, cf. Questions d’épistémologie.

Exemples de présupposés épistémologiques dans des pratiques éducatives

On peut relever tout d’abord un positionnement implicite par rapport au relativisme : en éducation, tous les contenus ne se valent pas. Si l’on présupposait le contraire, il n’y aurait pas d’éducation. Lorsqu’un individu a la prétention d’éduquer, il adopte une position selon laquelle il y a des savoirs ou des compétences qui ont plus de valeur que d’autres. Si ce n’était pas le cas, éduquer n’aurait aucun sens : chacun n’aurait qu’à croire ce qu’il veut. Il y a donc une prise de position face à un relativisme postulant qu’il n’y a pas de chose plus vraie que d’autres. Une question est alors de savoir si cette posture est consciente et assumée.

> Lire aussi Le problème du relativisme dans l’enseignement de la philosophie (2018)

Ce positionnement doit prendre en compte la question du dogmatisme également : ainsi, n’y a-t-il qu’un seul savoir ? En partant des usages et en variant les paradigmes, les pratiques éducatives prennent une distance vis-à-vis des dogmes également.

Les pratiques sont positionnées différemment sur l’« axe » dogmatisme – relativisme : certaines approches qui ne feraient que partir des usages flirteraient avec le relativisme, tandis que d’autres qui se focaliseraient sur une seule théorie ou un seul paradigme seraient proches d’une forme de dogmatisme. Ceci vaut d’ailleurs tant pour les contenus que les méthodes pédagogiques.

Le pragmatisme et le pluralisme se traduisent par une approche qui sous-pèse les différentes croyances en fonction de contextes, tout en variant non seulement les contenus, mais aussi les méthodes pédagogiques. Le pragmatisme invite également à faire le lien entre savoir et liberté : utilité, fertilité de la connaissance en termes d’action humaine, engagement pour une foi nuancée. Le savoir est non seulement questionné en fonction de sa vraisemblance, mais aussi de son sens.

Notons qu’il existe aussi une tendance à revendiquer une certaine neutralité de l’enseignement, colportant l’idéologie d’un non-engagement, oscillant entre dogmatisme et relativisme.

La conception de la neutralité comme non-engagement résiste difficilement à la critique épistémologique. La neutralité comme non-engagement est une chimère si nous admettons que (1) la connaissance suppose des croyances (pragmatisme), (2) elle implique toujours une activité du sujet (constructivisme, perspectivisme). L’objectivité est quant à elle (au mieux) une caractéristique de l’objet. Un postulat est que cela n’empêche pas de dire des choses plus vraies que d’autres sur le réel (pragmatisme, réalisme), d’y être fidèle.

Des liens peuvent être établis avec la dialectique et le perspectivisme : en multipliant les points de vue (paradigmes, interdisciplinarité), on augmente sa compréhension du monde.

Un présupposé constructiviste se retrouve par ailleurs dans de nombreuses approches de l’enseignement : les représentations initiales (préjugés, cf. ce qu’en dit Gadamer dans Doctrines et courants en épistémologie) ont un impact sur les futurs jugements. Elles peuvent être un frein à l’apprentissage tout comme elles représentent les conditions de celui-ci. Tout « nouveau savoir » peut entrer en conflit par rapport au « déjà-là » cognitif. Les approches « transmissives » ou « expositives » sont efficaces quand le « nouveau savoir » n’est pas en contradiction avec les schémas et images mentales préalables de l’apprenant. A contrario, il arrive comme le dit Bachelard que « face au réel, ce qu’on croit savoir clairement [sens commun, ndlr] offusque ce qu’on devrait savoir » (La formation de l’esprit scientifique, Paris : Vrin, 1967 (1934)).

> Sur la multiplicité des contenus et méthodes didactiques, voir aussi Les apprentis sorciers de l’éducation aux médias (6) : contenus et méthodes

La communication (ici, en termes de médiation des savoirs) peut être envisagée d’un point de vue transmissif, purement sémantique, mais aussi d’un point de vue pragmatique, prenant en compte le contexte d’apprentissage, les croyances et pratiques des apprenants. Dans cette seconde optique, on retrouve le « principe de coopération » (Grice et Eco), même si « la discussion, c’est la guerre » (Lakoff) : la compréhension est un processus complexe qui dépend des interactions entre l’enseignant et les apprenants. Il s’agit pour l’enseignant de prendre en compte cette dynamique afin d’émettre des messages clairs et significatifs pour ses élèves.

Exemples de présupposés épistémologiques dans des pratiques journalistiques

La communication journalistique est un archétype de communication médiatique. Cependant, elle est loin d’être le seul. C’est d’ailleurs un des écueils de certaines pédagogies d’éducation aux médias, centrées sur l’usage journalistique de ceux-ci.

Tolérance, relativisme et pluralisme

[Karl Popper – Le paradoxe de la tolérance. Source : Pictoline.com. Pour en savoir plus : WikipédiaFaut-il tolérer l’intolérance ? (Philomag, 2017)]

Idéologie du « fait vrai »

  • Dogmatisme des faits, relativisme des opinions
  • Dualité subjectif / objectif
    • Observation, faits, universalité
    • Jugement, opinions, particularité
    • Constructivisme : une observation est déjà un jugement

Selon Aubenas et Benasayag, trois idéologies sous-tendent la fabrication de l’information (La fabrication de l’information : les journalistes et l’idéologie de la communication, Paris : La découverte, 2007).

  • « la transparence »
  • « la critique spectaculaire du spectacle »
  • « le règne de l’opinion »

Ces représentations correspondent dans une certaine mesure aux implicites du « modèle du code » (Shannon et Weaver). Le « modèle du code » dans les théories de l’information et de la communication repose sur une logique d’adéquation entre les signes et les concepts, eux-mêmes en adéquation avec le réel.

Cette conception s’illustre dans la métaphore conceptuelle de la communication. En 1979, Michael Reddy remarque que la plupart des expressions utilisées pour parler de la communication correspondent à « la métaphore du conduit » : « la communication est l’acte d’envoyer et de recevoir des mots (récipients) contenant des objets (les idées) à travers un conduit ». Autrement dit, l’info (idée, pensée) est un contenu (représentant le monde réel objectif) placé dans un récipient, transmise via un canal, un conduit, par un destinateur à un destinataire. Voir également PIROTTON, G., « Approches pragmatiques – modèles de la communication » [les théories de la communication sous l’angle des métaphores qui les fondent].

Un lien peut être établi avec le structuralisme (signifiant – signifié) et d’autres modèles linéaires transmissifs de la communication.

L’Ecole critique (Adorno, Horkheimer) étudie également les messages médiatiques par « décodage » de ceux-ci (en termes idéologiques, de connotations et implicites). Elle s’intéresse plus particulièrement aux idéologies colportées par les médias, en lien avec un système de domination symbolique. Pour eux, les messages et le fonctionnement des industries médiatiques renforcent la vision du monde hégémonique.

Autres modèles pour penser la communication

Non-transparence et constructivisme

Constructivisme (voir également ce concept dans Doctrines et courants en épistémologie).

« Un concept s’est progressivement imposé : la reconnaissance du principe de la « non-transparence des médias », qui établit que leurs messages ne doivent pas être abordés comme le simple reflet de la réalité, mais envisagés comme des « constructions », des « représentations » de la réalité. Les médias ne sont ni des « fenêtres sur le monde », ni des « miroirs » qui ne font que refléter des images de ce qui se passe. Leurs messages expriment toujours des points de vue particuliers » (Jacques Piette, 2007).

Ces considérations supposent que les dispositifs qui nous permettent de représenter le monde ont un impact sur la manière dont nous le percevons et l’interprétons.

Voir également Platon, Descartes, les nominalistes, Kant, etc. par rapport aux représentations / idées. Les médias – comme les sens – structurent notre perception, et par conséquent nos représentations du monde.

Dynamique et impacts de la communication : pragmatique et systémique

Un présupposé de ces approches est que la prise en compte des interlocuteurs, des effets et actions des individus enrichit la compréhension du phénomène de la communication. Il s’agit en quelque sorte de la reconnecter au contexte dans lequel elle advient.

En effet, une erreur souvent commise consiste à considérer un message seulement en fonction de son contenu linguistique ou des signes qu’elle mobilise (sémantique), ou encore d’une interprétation « grammaticale » de son sens (syntaxique).

La pragmatique invite quant à elle à élargir le cadre au contexte, aux effets, à ce qui se joue au niveau des interlocuteurs et des actes posés par eux quand la communication a lieu.

Dans le domaine de l’analyse des médias, un glissement s’opère de l’étude des messages, le « décryptage » des contenus, à l’étude des effets et ensuite à celle des réappropriations par les publics, la « réception » (cf. notamment les Cultural Studies – R. Hoggart, S. Hall).

Il s’agit d’une sortie d’un modèle linéaire de causalités pour prendre en compte l’interaction, le système en tant que tel.

La systémique (Watzlawick, Bateson) consiste à penser le tout au-delà de ses parties, en faisant droit à la complexité du monde. C’est un modèle « cohérentiste » d’appréhension de la vérité, qui considère une structure dans sa globalité plutôt que de s’attarder à l’un de ses éléments en le séparant des autres. Un système est constitué d’un réseau de relations plutôt que d’une suite linéaire de causes et de conséquences.

Prolongement : micro et macro points de vue en sociologie

Différence entre paradigmes de « macrosociologie » dont la visée est davantage de décrire, expliquer (issus de Durkheim et de la notion de fait social, donnant lieu à des études statistiques de masse, genre sondages et audiences) et ceux de « microsociologie » dont la visée est davantage de comprendre (issus de Weber et de l’anthropologie, axés davantage sur l’observation participante, des entretiens individuels, etc.).