Lutter contre la haine de l’autre : la morale peut-elle être efficace ?

Certains propos comportent explicitement ou implicitement des dimensions fallacieuses ou propices à la discrimination, l’exclusion ou la haine (cf. notamment Les polémistes sont-ils responsables des interprétations de leurs propos ?).

Un certain nombre d’individus s’opposent à ce genre de propos. Toutefois, en guise de justification, ces personnes n’affichent pas toujours une déconstruction réfléchie de ces discours.

> Retour à l’introduction du dossier « Lutter contre la haine de l’autre »

C’est ainsi qu’à des phrases souvent chargées d’effets discriminants telles que « il y a statistiquement plus d’immigrés en prison » ou encore « toutes les civilisations ne se valent pas », elles répondront que « c’est mal de dire cela », que « c’est interdit », qu’il ne faut pas « parce que c’est raciste », etc.

Ceci est doublement intéressant. D’une part, cela montre que des personnes peuvent avoir intériorisé un ensemble de valeurs morales sans nécessairement s’être approprié un discours de légitimation de ces dernières. D’autre part, cela montre que ces personnes ayant intégré une posture morale peuvent être démunies lorsqu’il s’agit de rendre compte des fondements de leur positionnement.

La force de la désapprobation sociale

Des personnes opposent une posture morale à des discours ou des comportements haineux. A travers cette désapprobation, elles attestent qu’elles « savent » que « c’est mal », probablement parce qu’elles ont été éduquées à penser comme tel. Elles se sont approprié un ensemble de balises, de repères.

Dans cette optique, on peut se demander dans quelle mesure l’absence d’un positionnement moral clair peut favoriser des comportements haineux ou violents. En choisissant la posture qui consiste à (soi-disant) « ne pas juger » sans affirmer de principes moraux, sans condamner fermement, n’y a-t-il pas le risque de nourrir un flou autour de ce qui est « bien » ou « mal » ? Pour Popper, une société tolérante implique de ne pas tolérer l’intolérance, de la désapprouver voire de la condamner.

> Sur le questionnement autour de la place des règles et interdits en éducation, cf. aussi Présupposés moraux en éducation (…)

Cela autoriserait à penser qu’une éducation « moralisante », qui édicterait des balises concernant ce qui est bien et ce qui est mal (voire serait assortie de sanctions – ne serait-ce que des sanctions « symboliques », des réprobations), peut avoir une certaine efficacité. Le fait d’interdire les propos racistes dans la presse, par exemple, pourrait s’avérer utile, en ce sens (cf. Faut-il censurer les propos racistes ?). De même, on peut penser à une régulation plus sévère en ligne (modération sur les principaux médias sociaux, par exemple), à des condamnations plus systématiques de tels propos (justice) ou ne serait-ce qu’à des prises de positions plus tranchées contre les attitudes haineuses de la part de figures publiques, éducatives ou culturelles, etc. Enfin, il se peut que ceci contribue surtout à un effet de désapprobation sociale.

Karl Popper – Le paradoxe de la tolérance. Source : Pictoline.com. Pour en savoir plus : WikipédiaFaut-il tolérer l’intolérance ? (Philomag, 2017)

[Edit 2017] Lire aussi : The Anti-Vaccine Movement Should Be Ridiculed, Because Shame Works (2015). Cet article développe la thèse que l’humiliation de la position adverse est une stratégie à utiliser lorsque la discussion logique et rationnelle ne fonctionne pas. L’argumentation logique a parfois un effet contreproductif, notamment comme cela a pu être observé face à des « anti-vaccins ». A contrario, la ridiculisation de certaines opinions – et non des personnes qui les tiennent – aurait un effet de pression à la conformité : tenir de tels propos expose leur auteur à une désapprobation sociale, de sorte qu’il se sent ridicule de même seulement y penser… Sur base de plusieurs exemples, l’auteur de l’article montre que l’humiliation de certains mouvements (anti-mariage gay, KKK…) a permis d’en faire décliner le succès.

At this point no amount of logical argument or proof will convince McCarthy and her ilk that vaccines are safe. Studies show that confronting anti-vaxxers or climate change deniers with logic only makes them more defensive and thus more deeply entrenched in their positions. So why do we continue to use logic with the anti-vaccination movement? After all, the movement’s modern founding text, a 1998 paper by British doctor Andrew Wakefield, was retracted and deemed fraudulent. Wakefield was even stripped of his medical license. But this has only strengthened the resolve of the anti-vaxxers in their belief that the medical establishment doesn’t want people to know « the truth. »

I’m here to convince you that the best way to deal with anti-vaxxers is to ridicule their position so much that it’s no longer acceptable to say in polite company that vaccines cause autism. Ridicule is our best option to help stem the tide of dangerous superstition washing over this beautiful, measles-infested country of ours. Because shaming works.

Shame is one of the most potent forces in American society.

En ce sens, les caricatures et autres mouvements de dénonciation, notamment, auraient un rôle à jouer.

[Edit 2017] Au sujet de la posture morale (et donc des actes) à adopter face à des comportements et discours de violence et de haine, lire aussi : Should We Be Punching Nazis ? (2017). Cet article s’inscrit dans le débat de savoir si une forme de coercition, voire de violence, est légitime face aux mouvements haineux [* à ce sujet, lire aussi la note en commentaire de cet article].

I believe that if you look both historically and in practice, when you have widespread street brawling between “good” groups and “bad” groups it almost always ends up being a victory for the fascist groups. This is for a number of reasons.

[…] Pushing civil society from talk and voting to violence and paramilitaries is what the fascists are trying to accomplish – moving from the rule of law to the rule of force. By every historical standard and also by almost every philosophical one, this is a victory for, if not fascism, then certainly authoritarianism. The answer to Nazis and white supremacists isn’t flowery talk or left-wing paramilitaries. It’s a stronger rule of law and an empowered state behind it. We have our work cut out for us.

> [Edit 2018] Découvrez aussi l’initiative de Solidarités International qui mêle un message de fond avec la mise en avant de messages de haine qu’ils ont reçus dans une campagne intitulée #RépondonsSolidarité.

> [Edit 2018] Découvrez aussi l’initiative de No Hate Speech Movement – Nonàlahaine.be, avec notamment la capsule « Liberté d’expression et Droits de l’Homme ». Cette vidéo montre qu’au-delà de l’interdiction ou de la répression de comportements manifestement haineux et illicites, il s’agit non pas de « réduire la liberté d’expression », mais au contraire de répondre avec davantage d’expression. Les personnes peuvent afficher publiquement leurs idées et opinions, et en même temps, au nom de cette même liberté d’expression dont ils se revendiquent, ils doivent être prêts à recevoir la critique et à assumer les conséquences de leurs propos. Manu Mainil, de la plateforme No-Hate l’affirme : « Ce n’est pas parce qu’on est contre les discours de haine qu’on est pour la censure ». La liberté d’expression implique la possibilité de se faire critiquer au nom de cette même liberté. Face aux discours haineux, il s’agit de développer et de valoriser des contre-discours.

> [Edit 2019] Voir aussi cette lettre de Bertrand Russell à Sir Oswald Mosley qui voulait le convaincre des « vertus » du fascisme (Source : « When Debate is Futile », BrainPickings.Org, 2016).

Pour lire une traduction en français, consultez la section « commentaires » de cet article.

> [Edit 2023] Dans son ouvrage Don’t think of an Elephant, George Lakoff expose l’idée qu’il est plus fructueux de commencer par un travail sur le plan des valeurs et du « cadrage » (framing) de la discussion que de se borner à un exposé des faits visant à réfuter les propos de l’adversaire. Pour en savoir plus à propos de cet argument, lire PIROTTON, G., L’éléphant de Lakoff.

Un des principes fondamentaux de Lakoff se formule ainsi : n’utilisez jamais le langage de vos adversaires. Leur langue reflète leur cadre de pensée et c’est précisément cela qui vous différencie. Au contraire, dès que vous avez recours aux mêmes registres de vocabulaire que vos contradicteurs, vous épuisez votre argument avant même d’avoir pu commencer à l’exposer […] Chercher à ne pas penser à un éléphant est une mission impossible : de même faire référence, même en le contestant, au cadre utilisé par les adversaires, contribue à le réactiver. En résumé : critiquer ses adversaires en utilisant les mêmes cadrages revient à renforcer leur position.

PIROTTON, G., L’éléphant de Lakoff.

En lien avec le concept d’agenda setting (McCombs & Shaw) et celui de framing (Lakoff), il me parait important d’interroger le fonctionnement du débat public, dans la presse ou sur les médias sociaux (et notamment à travers les algorithmes). Cf. également cet article de Nicolas Galita. Ces considérations devront faire l’objet d’un article ultérieur : en effet, à travers les travaux de Lakoff, il apparait qu’un recadrage du débat et de ses termes (y compris à un niveau moral) importe davantage qu’une discussion factuelle lorsqu’il s’agit de « remporter un débat ». Au-delà des pistes stratégiques et communicationnelles qui se dégagent de ce propos, il apparait qu’il importe de donner de la voix à des repères moraux explicites.

Les limites de la « moraline »

Une approche purement moralisante peut néanmoins avoir des effets contreproductifs. En effet, des personnes ayant intégré un ensemble de balises morales ne sont pas toujours aptes à rendre compte de ce qui fonde ces balises et peuvent donc se retrouver démunies en situation de confrontation d’idées. De plus, cela peut conforter ceux qui adoptent des comportements haineux dans un statut confortable de « victime ».

Pourquoi est-ce mal de dire des « vérités » ? Les dénonciations et indignations peuvent alors être fragilisées, jusqu’à ébranler les convictions morales de l’individu qui les porte. Concrètement, si une personne se retrouve incapable de répondre autre chose que « parce que c’est mal » à la question « pourquoi c’est mal ? », sa posture peut se trouver déforcée. Aussi, cela peut conforter l’individu qui s’estimerait « censuré » dans une posture de victimisation (cf. Faut-il censurer les propos racistes ?).

En fait, on en reste à de l’indignation, à une approche moralisante. On ne peut pas dire cela. Or, ceux qui rejettent ce type d’affirmations et qui sont un peu informés savent aussi que la phrase relative aux « civilisations » est relativement factuelle. Ils ne cernent cependant pas où l’imposture logique se trouve, tant qu’on n’y a pas réfléchi avec eux. Autrement dit, cela ne va pas de soi de cerner tous les implicites d’un discours afin de les déconstruire.

> Cf. Guerre(s) et philosophie. Pourquoi « la guerre, c’est mal » ?

Au final, cela peut mettre l’individu lui-même dans l’inconfort par rapport à ses propres valeurs. Le fait de remettre en question ses convictions n’est pas un mal en soi, au contraire. Toutefois, justement, un individu ébranlé dans ses croyances ne va pas toujours les remettre en question en profondeur, mais va parfois simplement changer radicalement d’avis, toujours sans construire une position nuancée ou ouverte à la discussion à son sujet. De nouveau, il s’agit souvent d’une posture identitaire.

A ce titre, par exemple, je me suis déjà élevé contre la polysémie de l’affirmation « Je suis ». Que signifie « Je suis » ? Je m’identifie à un groupe ou à une cause ? J’approuve le message ? Je soutiens ? Je compatis ? J’adhère aux idées ? Je cautionne les réactions politiques ? (Lire à ce sujet : Il y a un an, qui étaient ceux qui disaient #JeNeSuisPasCharlie ?).

En conséquence, nous pouvons dire qu’une éducation morale semble possible. Il parait possible de « transmettre » un ensemble de valeurs visant à condamner des propos faux et haineux. Il est en tout cas possible de faire que ceux-ci apparaissent comme interdits, mauvais en soi.

Pour une morale authentiquement réfléchie

Toutefois, une telle éducation serait probablement plus efficace si elle prenait la forme d’une réflexion partagée, d’une analyse de nos croyances et valeurs (et de comment celles-ci se forment), d’une déconstruction des discours guerriers / fallacieux, accompagnée d’une construction non tant d’un point de vue spécifique, mais plutôt d’une ouverture à la discussion quant aux points de vue.

Bref, une prise de position morale peut avoir une efficacité. Poser des actes en ce sens peut même être une forme de nécessité face à la violence. Cela a d’autant plus de force, à mon avis, que la légitimité de ce positionnement est soumise à la réflexion, à l’analyse, afin de pouvoir comprendre ses fondements et faire la part des choses. Pour ce faire, il s’agit de se baser notamment sur les faits et la logique (et donc d’identifier et contrer des « modes de raisonnement » dysfonctionnels), mais aussi de prendre en compte le vécu des individus, tout en agissant sur les contextes social et affectif qui peut contribuer à des jugements biaisés.

> Contredire avec les faits et la logique

> Retour à l’introduction du dossier « Lutter contre la haine de l’autre »

2 commentaires

  1. Note : la dimension morale de la réflexion renvoie non seulement à des types de discours, des prises de position, mais aussi plus largement à des actes (comme en témoigne ce questionnement autour de formes de violence qui seraient légitimes face à la haine). Chez Aristote, la rhétorique (argumentation) représente une sorte d’entre-deux entre d’une part la violence et d’autre part la logique (démonstration). Il s’agit de trois moyens de persuasion ayant chacun un « champ d’application » respectif. En quelque sorte, Aristote n’excluait pas qu’une forme de coercition puisse être exercée (y compris dans certaines formes d’argumentation), lorsque la logique et la rhétorique sont inefficaces ou non pertinentes, notamment.

    Source : Crabbé, M., Notions de rhétorique (s. d.)

  2. Traduction (de notre fait) de la lettre de Bertrand Russell à Oswald

    Cher Sir Oswald,

    Merci pour votre lettre. J’ai réfléchi à notre récente correspondance. Il est toujours difficile de décider comment répondre à des personnes dont le système de croyances nous est aussi étranger et, en fait, aussi repoussant. Ce n’est pas tant que je sois offusqué par les points généraux que vous développez, mais plutôt que chaque once de mon énergie a été allouée à une opposition active contre la bigoterie cruelle, la violence compulsive et la persécution sadique qui ont caractérisé la philosophie et la pratique fascistes.

    Je me sens contraint de dire que les univers émotionnels que nous habitons sont si distincts et si profondément opposés que rien de fructueux ou de sincère ne pourrait émerger d’une discussion entre nous.

    Je voudrais que vous compreniez l’intensité de cette conviction de ma part. Ce n’est aucunement pour être impoli que je dis cela, mais en raison de tout ce à quoi je donne de la valeur en termes d’expérience et d’accomplissement humains.

    Cordialement,

    Bertrand Russell

Les commentaires sont fermés.