Sois nuancé !

Mon livre sur la nuance va paraître en 2022 aux éditions Les Pérégrines. J’anticipe ici, avec un peu de dérision, quelques réflexions et commentaires que cet essai pourrait susciter.

Claude Monet - Saint-Georges majeur au crépuscule (1908)

Claude Monet – Saint-Georges majeur au crépuscule (1908)

Si vous aviez loupé l’info…

Je dirais que c’est un livre qui s’inscrit « dans l’air du temps », face à l’état du débat public contemporain. C’est également un ouvrage concret : il ne s’agit pas juste de prôner des valeurs abstraites, mais de fonder une manière constructive d’aborder des questions de fond, illustrée avec des exemples. La réflexion philosophique, épistémologique (à propos de la connaissance) et morale (à propos du bien et du mal), occupe une place importante dans ce cheminement.

> [Mise à jour mai 2022] Découvrez le contenu de cet article sous forme de podcast <

Où peut-on se procurer ce livre ?

Le livre peut être commandé dans toutes les librairies de proximité, dans toute la francophonie. Dans certains cas, il figure même en rayon, mais c’est relativement rare. Vous pouvez aussi le trouver dans de grosses enseignes de distribution ou sur Internet… N’hésitez pas à en parler à votre bibliothécaire également !

Est-ce que ton livre parle de sexualité ?

Non, le gris était déjà pris, alors j’ai essayé de trouver un autre thème pour parler de nuance. Mon livre parle de nuance dans les débats, dans la réflexion et le dialogue.

Nuance, Julien ! Sois nuancé !

J’en vois déjà venir, chacun croyant être le premier à me la faire.

Ne vous en faites pas, je ne me considère pas comme un expert ou un maître en matière de nuance. Il est plus que probable que je ne fasse pas preuve de nuance au quotidien. Ce n’est pas ce à quoi j’appelle dans mon livre. Il y a de très bonnes raisons de ne pas être nuancé à tout moment, à tout sujet, et personne ne « détient » la nuance une fois pour toutes.

Entre autres sujets, mon livre traite de cette injonction à la nuance. J’estime qu’il est parfois déplacé d’exiger que les autres fassent preuve de nuance. Parfois, ce n’est d’ailleurs ni possible, ni pertinent.

Modère tes ardeurs !

Je développe aussi en quoi la nuance n’est pas de la tiédeur. Il n’est pas question de chercher un « juste milieu » à propos de toutes les polémiques. On peut s’engager avec fermeté. La nuance telle que je la conçois est affaire de compréhension, de discernement et de dialogue constructif, pas d’absence d’engagement.

Que penses-tu de [insérer ici une polémique] ?

Avoir écrit un livre sur la nuance n’implique pas que j’ai un avis autorisé sur tous les sujets polémiques. Ce que j’observe déjà, en revanche, c’est que l’on me pose régulièrement la question en attendant implicitement que je réponde que « le camp d’en face » manque de nuance. Je suis d’avis que l’état général des débats publics est préoccupant, mais je crois aussi qu’il faut se garder de se prononcer dans la hâte à propos de dynamiques complexes lorsque l’on ne sait pas de quoi on parle. Ce n’est pas de mon ressort d’arbitrer des oppositions dont les enjeux me sont parfois carrément inconnus.

Faut-il toujours être nuancé ? A propos du domaine et des limites de la nuance

De manière plus générale, dans mon livre, non seulement je tâche de délimiter clairement ce qu’est la nuance et de définir comment la mettre en pratique concrètement (parce que c’est un bien beau mot, mais tout le monde y met un peu ce qu’il veut), mais je m’attarde aussi sur ses limites…

[Mise à jour 10/11/2021] J’ai vu quelqu’un qui parlait du même sujet que toi !

Depuis que j’ai annoncé que je travaillais sur le thème de la nuance, plusieurs personnes m’ont contacté pour me partager des sources récentes qui traitent du même sujet.

Petit historique. J’écris mon premier article Pour la nuance en juillet 2020. Quelques semaines après, j’épingle une intervention de Leïla Slimani dans C Politique. En décembre 2020, Philosophie Magazine publie un Plaidoyer pour la nuance.

Janvier 2021. J’annonce travailler sur un livre sur le sujet. Deux mois plus tard, je recense des interventions inspirantes émanant de plusieurs personnes : Elodie Safaris (également ici en juin sur le plateau d’Arrêt sur images, avec Michel Wieviorka), Etienne Klein, Jean Birnbaum… Début novembre, je découvre le livre de Didier Pourquery. [Mise à jour 08/12/2021] En décembre, cet article de Margareta Hanes.

Je me réjouis de ne pas être le seul à appeler au dialogue constructif, à la compréhension et au discernement. Je voudrais toutefois profiter de cette interpellation pour souligner que si les différentes interventions relatives à la nuance participent certes d’un élan commun, elles sont aussi complémentaires, et parfois vraiment très différentes (j’ai d’ailleurs des désaccords importants avec certaines personnes citées ci-dessus).

J’ai lu par exemple Le courage de la nuance, de Jean Birnbaum [mes retours du 4 mai 2021], et je le cite dans mon propre livre. L’auteur choisit d’aborder la nuance à travers les idées et les engagements – voire les tempéraments – de sept personnes : Camus, Bernanos, Arendt, Aron, Orwell, Tillion et Barthes.

Didier Pourquery s’inspire également de Camus et Aron, mais appuie aussi ses réflexions sur Héraclite et Montaigne, entre autres [mise à jour 12/11/2021 avec mes notes de lecture à propos de son ouvrage]. Je ne cite pour ma part aucun de ces philosophes. Nos angles sont différents et nos approches se complètent, même si nous développons des thèses communes. J’ai pris le pli d’ancrer mon propos dans un cheminement qui amène à définir le plus concrètement possible ce qu’est la nuance, comment l’exercer, tout en remettant en question sa pertinence, le tout en mobilisant une approche conceptuelle en épistémologie et en éthique.

Il y a aussi d’autres personnes qui, selon moi, dévoient l’appel à la nuance. Ce n’est pas parce que quelqu’un prétend défendre la nuance et le débat que je suis d’accord avec lui (cf. mes développements précédents)…

[Mise à jour 13/04/2022] Le livre semble confondre le manque de nuance et la radicalité. Cela me dérange et je me dis que cette vision des choses peut être néfaste !

Bonjour et merci pour ce commentaire. La lecture de mon livre permettra peut-être de vous rassurer à ce sujet.

Il est vrai que j’écris que le débat public est marqué par la radicalité, la polarisation, l’indignation, etc. Je mets en effet en parallèle cet état des lieux avec le besoin de nuance. Je dépeins un sombre tableau des controverses actuelles et je défends une approche du dialogue plus coopérative et constructive. Je peux dès lors entendre votre réserve, et en ce sens, l’utilisation du mot « radicalité » est discutable.

Si la radicalité correspond à un engagement fort, je tiens à souligner que la nuance (telle que je la conçois) n’y est pas opposée, au contraire. De même, la nuance n’est pas opposée à l’indignation, tout comme la raison n’est pas opposée aux émotions, ce que je développe mot pour mot dans mon bouquin. Sur la question du dérèglement climatique – pour prendre un exemple relativement consensuel, je conçois mal que l’on puisse ne pas être radical. La radicalité est une nécessité, comme dans bien des luttes sociales ou politiques. Il est qui plus est possible de s’engager fermement et d’agir tout en faisant preuve de discernement, de compréhension des enjeux et de prise en compte de l’altérité.

> Mise à jour 2022/07 : découvrez aussi cette chronique de Géraldine Mosna-Savoye, Fatiguée par les éloges de la nuance (France Culture, 2021). Si la nuance est une affaire de discernement, alors ce texte est clairement une œuvre de nuance :

Mais bizarrement, et de façon très agaçante, voilà donc que la nuance s’impose. Qu’elle devient la couleur à la mode, celle qu’il faut porter et brandir. Mais n’est-ce pas un comble pour la nuance de devenir aussi visible ? […] S’il y a tout un ensemble de malentendus qu’on accole à la nuance : molle, consensuelle, inaudible (et qu’on tente à raison de corriger), il y a aussi, je crois tout un ensemble de malentendus qu’on accole désormais à ce qui est tranché : aveugle, simpliste, agressif (et qu’il serait tout autant malhonnête de lui imposer).

Géraldine Mosna-Savoye, Fatiguée par les éloges de la nuance, France Culture, 2021.

J’écris aussi combien il peut être indécent de faire des injonctions à la nuance, c’est-à-dire d’ordonner aux autres d’être nuancés, surtout lorsque ceux-ci n’ont pas d’autre choix que de lutter. Adopter une position moralisante surplombante n’est pas rendre justice à la nuance. Cela me semble absurde de blâmer quelqu’un pour sa radicalité si le contexte est tel que pour lui, la radicalité est une nécessité. Peut-on/faut-il se nuancer quand on doit se défendre ? Sans doute n’est-ce pas judicieux.

En outre, les propos de mon livre ont d’autant plus de signification lorsqu’on tisse des liens entre les différentes parties de celui-ci. Si je déplore en effet la polarisation identitariste du débat public, la radicalité dogmatique ou la propension à une indignation brute de certaines postures (des types bien spécifiques de polarisation, de radicalité ou d’indignation, qui relèvent du dogmatisme, de l’intolérance, de l’aveuglement idéologique…), je contrebalance cette thèse dans la troisième partie en explorant les frontières de la nuance. Je prends le temps de développer combien des signifiants – des mots – peuvent être chargés de connotations et susciter des lectures et des réappropriations diverses (et c’est le cas de termes comme « radical », « radicalité », « radicalisme »…). J’ose espérer que mes choix lexicaux ne seront pas un obstacle à la compréhension du message que j’ai souhaité partager (fun fact : deux personnes n’ayant absolument pas lu mon livre estiment pouvoir en déduire que j’y oppose nuance et engagement radical. Cela illustre la différence entre le parti pris de l’individu qui s’exprime et le discernement, tout en démontrant par l’absurde la nécessité de ce discernement…).

Enfin, j’insiste encore pour signifier que dans ma vision des choses, Nuance ! s’applique d’une part à soi-même et d’autre part à l’organisation du débat public. Ainsi, il s’agit de ne pas mettre en scène des querelles stériles et violentes là où la pédagogie devrait trouver sa place, par exemple. Parfois, le discernement implique l’adhésion à une cause dite « radicale » et non la recherche du clash entre positions caricaturales (reprenons le cas du climat). Je dénonce moins des prises de positions fortes que des simulacres de polémiques entre personnages choisis pour nourrir le show avec des propos simplistes et grossiers. Je crois en outre qu’il y a des enjeux pragmatiques d’efficacité à considérer lorsqu’il est question de défendre des causes ou d’agir pour changer la société : quels sont les différentes manières de faire passer des idées dites « radicales » ? Comment rallier des personnes à une cause, comment « faire société » ensemble ? … ?

> Mise à jour 2022/07 : lire aussi Du sens de la nuance, par Nidal Taibi (Le monde diplomatique, 2022) et mon commentaire par rapport au texte désormais célèbre de Kieran Healy, « Fuck Nuance » (2017).

En somme, mon propos n’est pas de fustiger la radicalité ou l’indignation en tant que telles (même dans leurs formes non-nuancées, dans la mesure où il ne faut pas confondre les problèmes et les symptômes qui y sont liés), mais de montrer qu’elles gagnent à s’accompagner de compréhension, de discernement (faire la part des choses) et de prise en compte de l’altérité. Et que ceci se joue aussi dans la manière dont est structuré l’espace public, c’est-à-dire là où l’on débat des idées. Certains formats sont propices au simplisme, au dogmatisme, à l’intolérance…

5 commentaires

  1. [Mise à jour 12/11/2021] J’ai lu le livre de Didier Pourquery, Sauvons le débat, Osons la nuance.

    Comme pour le livre de Jean Birnbaum (cf. ce thread), je vais en faire ici quelques commentaires.

    Le livre de Didier Pourquery et le mien abordent pas mal de thématiques et de références communes, même si, comme je le présageais dans cet article, nos angles et nos développements sont vraiment complémentaires, et parfois assez différents. Je développe davantage de fondements épistémologiques et éthiques au niveau conceptuel. Pourquery mobilise en revanche beaucoup plus d’exemples politico-médiatiques, en n’hésitant pas à pointer du doigt des personnalités sans détour. Comme Birnbaum, Pourquery met bien en exergue les vertus de la nuance, mais interroge relativement peu ses limites. Plusieurs auteurs sont cités dans leurs deux ouvrages : Camus, Bernanos, Aron… Pourquery se réfère en outre beaucoup à Montaigne, à Etienne Klein et à d’autres encore, que je n’invoque pas pour ma part dans mon propre essai.

    Sur la forme, j’ai trouvé le livre agréable et fluide. Pour moi, la nuance n’a rien d’ennuyeux – tout comme la philo ou la pensée, mais je reconnais que ça n’engage peut-être pas beaucoup d’autres personnes que moi. J’ai refusé La révolution des tièdes comme sous-titre de mon ouvrage, parce que je réfute l’idée selon laquelle la nuance est affaire de tiédeur ou de mollesse (même si cette titraille jouait habilement sur l’ambiguïté et le paradoxe entre révolution et tiédeur, deux termes discutés dans le manuscrit…). J’ai trouvé le dernier chapitre un tout petit peu moins facile à lire, dans la mesure où il comporte quelques redondances. Même si c’est un « abécédaire », il fait un peu « lexique ». J’ai un peu déploré que les références ne soient pas centralisées par auteur dans une bibliographie, même si je comprends ce choix au niveau éditorial.

    Quelques thèmes de Sauvons le débat, Osons la nuance ont retenu mon attention.

    Le livre épingle l’accusation de « jouer sur les mots », lancée contre celles et ceux qui revendiquent un peu de nuance. Pour Didier Pourquery, la nuance implique de faire droit aux mots justes. Je le rejoins sur ce point. En ce sens, cette accusation me semble illégitime, surtout dès lors que l’on considère combien les mots sont utilisés à des fins de communication cynique, a fortiori par les personnes qui refusent de prendre le temps de les définir (cf. mon article). Ce sont souvent les extrêmes qui s’en jouent, qui en abusent et les dévoient. Pour moi, ceux qui jouent sur les mots, ce ne sont pas les gens qui défendent la nuance, mais plutôt les stratèges qui peaufinent leurs slogans et formulations polissées aux dépens d’une approche raisonnée – que Pourquery dénonce très bien dans son ouvrage.

    Sur base des travaux de Montaigne et d’une approche historique, l’auteur distingue dialogue, disputatio et conversation. C’est une distinction que je n’avais pas pris la peine d’investiguer, bien que j’attribue au dialogue un sens similaire à celui que Pourquery donne à la conversation. Cela me donne envie de lire Montaigne.

    Cinq termes sont identifiés comme des antonymes de la nuance : l’urgence, l’arrogance, la violence, l’offense et la défiance. C’est une approche intéressante. J’ai eu l’occasion moi-même d’écrire tout le mal que je pensais de l’arrogance. J’ai apprécié les conseils « de terrain » formulés pour y faire face, par exemple sur un plateau de télé.

    Je suis perplexe par rapport à des propos qui m’ont semblé un peu évasifs, même si c’est toute la difficulté d’un ouvrage sur la nuance (à laquelle j’ai moi-même été confronté). Je m’interroge par exemple quant à la place accordée à la modération et à la suspension du jugement. On pourrait conclure en lisant à la hâte certains passages relatifs à des conflits extrêmes que puisque les sujets sont complexes, on ne devrait pas choisir un camp ; il y aurait tellement d’enjeux qu’il serait plus sage de mettre la balle au centre. Ne court-on pas le risque d’une instrumentalisation de ce genre de propos pour « brouiller les pistes » ? N’y a-t-il pas des cas de figure, des situations spécifiques, où l’on peut nettement identifier des victimes et des bourreaux, et où leurs responsabilités sont claires ? Je comprends – et rejoins – le fond du propos : le problème, c’est que l’on nous contraint à prendre position, parfois de manière mal informée et radicale, et que cela nuit à une réflexion posée et de fond. Je crois toutefois que dans certains cas, l’appel – voire l’injonction – à la nuance peut être contreproductif : il brouille alors des lignes qui sont claires.

    Autre pierre d’achoppement : la place que l’auteur attribue à des personnalités controversées dans son livre, en tant qu’exemples de nuance. Je ne sais pas comment me positionner vis-à-vis de ces personnes. Une ou deux d’entre elles semblent avoir un double discours et alimentent elles-mêmes des positions radicales. Ne serait-ce que par l’agenda thématique qu’elles portent. Je trouve que certains choix étaient dispensables.

    Aussi, philosophiquement, je trouve qu’il y a matière à approfondir la distinction entre Opinion-subjectivité-émotion et Faits-objectivité-raison (cf. ce qu’on peut en dire, en philosophie). A ce sujet, mes développements diffèrent de ceux de Pourquery, même s’ils se rejoignent dans une certaine mesure. Comme l’auteur, je remets en question une réactivité émotionnelle brute – voire brutale – qui est néfaste, qui se fait au détriment de la réflexion. J’en dissertais sur mon blog. J’épingle aussi l’opuscule d’Hessel dans mon livre. Je crois cependant qu’il y a un mouvement dialectique à opérer entre émotions et raison, entre objectivité et subjectivité. Je ne crois pas que Pourquery soit en désaccord avec cela, mais je crois que nos approches se complètent bien à ce niveau. Je crois que l’on pourrait, au même titre, interroger ce que recouvre le concept de « neutralité ».

    Je suis, comme Pourquery, assez farouchement opposé à la radicalité et à la violence, ainsi qu’à la guerre. On pourrait toutefois se demander dans quelle mesure il y a de la nuance au sujet de la nuance, dans son ouvrage, lorsqu’il semble procéder à une remise en cause radicale de la radicalité. N’y a-t-il absolument aucune situation dans laquelle la radicalité n’est légitime ? Peut-on se nuancer avec un flingue sur la tempe ? Moins vulgairement, je pense que la nuance n’est pas toujours pertinente, et en corollaire que la violence et la radicalité le sont peut-être parfois, même si je replace l’évaluation de leur bienfondé en tant que dernier recours face à des situations de nuisance.

    A propos des excès de la cancel culture et du wokisme, je trouve que le livre est un peu déséquilibré, au sens où il se concentre sur une déconstruction de ces mouvements, et non sur l’évaluation de leur bienfondé (pour peu qu’on les considère comme des mouvements univoques, d’ailleurs…). Or, d’une part, Pourquery est tributaire d’une position qui biaise potentiellement sa vision de certaines revendications minoritaires. Même si je partage une approche universaliste de la lutte contre les discriminations, et que je refuse un jugement essentialiste et moraliste basé sur des caractéristiques identitaires, je suis mitigé quant à l’expression d’une critique rude de ces mouvements, étant donné que je n’éprouve pas toujours leur nécessité de l’intérieur. D’autre part, j’estime qu’un raisonnement de l’auteur est un peu périlleux, lorsqu’il évoque une composante générationnelle : en caricaturant son propos, on pourrait en venir à penser que le wokisme et la cancel culture sont avant tout le fait d’enfants trop gâtés.

    Enfin, j’apprécie l’emphase à propos de l’éducation et de la stimulation de l’esprit critique tout au long de la vie. Je travaille là-dessus depuis mon mémoire, en 2008-2009. C’était sympa de lire les hommages aux professeurs qui ont marqué l’auteur. Je crois aussi que la nuance n’est pas qu’une affaire interpersonnelle : elle nécessite des changements de paradigmes, des réformes (au moins…), au niveau de l’enseignement et du système politico-médiatique. Comme Pourquery, je prends la métaphore du fast food : forcément, les gens continuent à en consommer et en redemandent, puisqu’on ne leur offre plus que ça, et à moindre prix. Mais on peut aussi éduquer à une alimentation saine…

  2. [Mise à jour 26/07/2022] Je pourrais aussi disserter à propos du texte de Kieran Healy, « Fuck Nuance » (2017). Je me contenterais ici de dire que ce texte montre combien il est important de délimiter ce qu’on entend par un terme aussi chargé de connotations que « nuance ». Les reproches que fait Kieran Healy à la nuance ne sont pas particulièrement applicables à ce que j’entends derrière la nuance. La démarche de discernement et de compréhension que j’associe à la nuance ne sont en rien opposées à un raisonnement scientifique rigoureux. L’auteur s’attaque à une forme de pédantisme ergotant que je considère moi-même comme une attitude déplorable. C’est en effet un des pièges de la nuance, qui finit selon moi par la dévoyer. L’auteur le dit lui-même, il écrit bien à propos d’une certaine manifestation actuelle de la nuance, et non contre la nuance en tant que telle :

    As noted at the outset, there is no point in arguing against nuance as such, only its practical manifestation in our field at present. Actually Existing Nuance is not equivalent to making some distinctions, trying to be careful about one’s argument, or counting to three.

    On pourrait discuter sur le fond quant à la place qu’Healy accorde à la production de lois théoriques par abstraction, en regard par exemple d’une discussion épistémologique sur l’empirisme modal. Si la science a pour fonction de produire des phrases à portée explicative et prédictive, elle a aussi pour démarche de confronter sans cesse ces phrases avec les observations particulières, et ce sont ces dernières qui sont souveraines pour déterminer si la théorie fonctionne plus ou moins bien ou non ; dans quelle mesure elle fonctionne. Dire ceci n’est aucunement une manière de rejeter l’abstraction ou la production de nouveaux modèles… Je ne pense pas que Kieran Healy soit en désaccord fondamental avec de telles considérations.

    Du reste, je suis d’accord avec l’auteur (*) quant aux comportements qu’il critique, s’apparentant plus à des manières de se positionner socialement (dictées par une forme d’ego ?) qu’à des attitudes propices à la progression du savoir scientifique, coopératives et constructives ((*) même si certains de ses arguments peuvent faire l’objet d’un débat, mais ne chipotons pas davantage ici 😉 ! – cette parenthèse soulignant en même temps la pertinence stratégique du texte de Healy, en accord avec son troisième argument). Ces manières de se positionner ne sont d’ailleurs pas en adéquation avec le troisième terme que j’associe à la nuance (avec le discernement et la compréhension), à savoir le dialogue constructif…

  3. [Mise à jour 24/01/2023 – Commentaire reçu sur Youtube] J’arrive de votre blog, y a des choses intéressantes dans l’article sur le perspectivisme – par contre le discours centriste naïf jouant une réconciliation dans le dialogue social patati patata mwé bof – c’est d’un point de vue sociologique très faible on tombe un peu dans le mythe socratique de la vérité révélée mettant tout le monde d’accord et guidant la démocratie – ça ne marche pas comme ça malheureusement.. une société est structurée par la conflictualité – le dialogue est toujours biaisé par des inétrêts (de classe notamment). Taxez moi de réductionniste, je vous taxerais de petit bourgeois social démocrate – et ainsi va le dialogue 🙂

    [Ma réponse]

    Bonjour,

    Je vous remercie pour votre commentaire.

    J’y réponds en long et en large dans mon livre et dans des articles, et notamment justement dans celui qui accompagne cette FAQ. J’y interroge notamment la pertinence de la radicalité, ou encore la légitimité de la violence, dans la foulée des limites (et donc des délimitations) de la nuance. J’écris entre autres :

    « La radicalité est une nécessité, comme dans bien des luttes sociales ou politiques. Il est qui plus est possible de s’engager fermement et d’agir tout en faisant preuve de discernement, de compréhension des enjeux et de prise en compte de l’altérité. […] J’écris aussi combien il peut être indécent de faire des injonctions à la nuance, c’est-à-dire d’ordonner aux autres d’être nuancés, surtout lorsque ceux-ci n’ont pas d’autre choix que de lutter. […] Cela me semble absurde de blâmer quelqu’un pour sa radicalité si le contexte est tel que pour lui, la radicalité est une nécessité. Peut-on/faut-il se nuancer quand on doit se défendre ? Sans doute n’est-ce pas judicieux. »

    Je ne me reconnais par conséquent pas dans l’étiquette « centriste naïf » qui estimerait que l’on peut réconcilier tout le monde dans le dialogue (et je ne pense pas appartenir à une classe sociale différente de la vôtre). En revanche, je ne pense pas non plus que parce que la conflictualité est un état de fait, il faut la prendre comme une fatalité.

    Je voudrais souligner que mon travail consiste justement à critiquer un système dont la structure encourage la conflictualité plutôt qu’un dialogue équitable (et en cela, sans être réductionnistes, je pense que l’on se rejoint)…

    J’ajouterais que si je mobilise le concept de perspectivisme en épistémologie et que je développe que la nuance est affaire de discernement, c’est justement pour souligner combien la position à partir de laquelle nous jugeons/agissons peut avoir une influence sur notre jugement/nos actes (et donc qu’il est intéressant de comprendre les enjeux liés aux positions de chacun, ce qui ne veut pas dire être d’accord avec eux).

    Mon travail est à la fois un témoignage en première personne et un ensemble de voeux relatifs à la manière dont sont structurés les débats publics. Cela invite à prendre la mesure des différents niveaux de responsabilités dans le maintien d’un système qui engendre des iniquités ou qui entretient une « maladie » au niveau social… [Edit] A ce sujet et sans viser l’auteur du commentaire auquel je réponds, je pense que certains bobos pseudo-marxistes ont également une responsabilité en entretenant des luttes intestines au sein des classes moyennes, plutôt qu’en canalisant leurs énergies contre celles et ceux qui se rendent coupables de nuisances. En admettant que la lutte soit une nécessité, encore faut-il prendre le temps de distinguer précisément nos ennemis de nos alliés…

    La remise en question réflexive pour laquelle je plaide tient compte de ces réalités… Si je devais simplifier mon propos en regard de la notion de lutte des classes que vous invoquez, je dirais que mes critiques quant au manque de dialogue constructif s’appliquent en priorité à la bourgeoisie et non au prolétariat ou aux classes moyennes… Et on est d’accord qu’avoir des privilèges peut être un frein majeur à la remise en question.

    Bonne journée !

  4. [Mise à jour 01/03/2023] Question reçue par mail – invitation à se positionner | Faut-il être radical pour se faire entendre ?

    On reproche souvent à tort à la nuance de rejeter la radicalité. Au contraire, et je ne cesse de le répéter, la nuance est affaire de discernement. Elle peut donc être complémentaire à un engagement ferme et fort. En revanche, quand la radicalité se fait aveuglement, elle s’oppose en effet à la nuance, par exemple lorsqu’elle nous amène à confondre nos alliés et nos ennemis… Enfin, on peut déplorer que les débats publics soient davantage favorables aux manifestations de radicalité dogmatique qu’à celles d’ouverture au dialogue constructif.

    Quand la radicalité se fait aveuglement

    Dans mon livre Nuance ! La puissance du dialogue, je déplore un climat de radicalisation des idées. Les débats dans les médias ou sur les réseaux sociaux ressemblent trop souvent à des affrontements entre des positions extrêmes, caricaturales et hermétiques à la rencontre.

    Exacerbée, la radicalité nous enferme dans une vision du monde et nous empêche de construire avec les personnes qui ne pensent pas comme nous. Pire : nous identifions alors ces gens comme des ennemis. Il s’agit d’une radicalité dogmatique.

    Cette radicalité dogmatique biaise notre perspective en nous confortant dans nos opinions préalables (biais de confirmation), en nous coupant des avis différents (bulles de filtres) ou encore en renforçant une dynamique d’opposition binaire avec autrui (effets de polarisation et de repli identitaire).

    Pondération et discernement : prendre la mesure de ce qui est vrai, de ce qui est juste

    Aussi, les discours complexes et pondérés sont souvent assimilés à des positions ennuyeuses, molles ou relativistes. Je refuse fermement ces étiquettes. La nuance n’empêche pas d’affirmer un point de vue avec conviction ; elle implique de faire preuve de discernement, de démêler les faits et de raisonner rigoureusement en tenant compte des enjeux des différents points de vue.

    De plus, on a tendance à opposer la radicalité et la réflexion modérée : la première serait pulsionnelle et volcanique, propice à l’action, tandis que la seconde serait froide et déconnectée de la réalité. En réalité, même dans la révolte, il est nécessaire de mobiliser une pensée rationnelle, ne serait-ce que pour rallier des individus à une cause, ou encore pour construire un objectif commun. Si la radicalité est une étape inévitable de certains processus de transformation sociale, elle ne saurait être la seule voix à faire entendre si l’on veut vivre ensemble en société. Et comme la pensée, elle peut autant être un moteur qu’un frein à l’action collective.

    La nuance est-elle inefficace face aux vociférations simplistes ?

    Il faut reconnaître que la radicalité semble souvent plus efficace que la tempérance pour capter l’attention. Certains personnages politiques ou médiatiques usent de postures populistes outrancières pour faire parler d’eux. Néanmoins, il faut distinguer la quantité et la qualité. Peut-être que des discours plus développés atteignent une audience moins large que les slogans simplistes, mais peut-être la touchent-ils davantage en profondeur ?

    En outre, la question nous interroge sur un devoir-être, un idéal moral, et non seulement sur les recettes qui fonctionnent. La malbouffe est plus populaire que la nourriture saine, mais ça ne la rend pas plus souhaitable. Nous pouvons déplorer que la manière dont sont structurés les débats publics soit favorable à la radicalité. Ces joutes verbales mettent en scène des personnages qui combattent à coups de petites phrases choc. Le but n’est pas d’enrichir notre connaissance ou de décider en vue d’un bien commun, mais de déterminer des vainqueurs et des vaincus. Cet état de fait ne doit pas mener au fatalisme. Ne méritons-nous pas d’assister ou de participer à des conversations qui nous élèvent plutôt qu’à des clashes stériles ? Ces tristes spectacles n’écornent-ils pas la vision que nous avons de la politique et du débat public ? Il y a une demande citoyenne pour d’autres manières de débattre et d’informer, plus positives et constructives.

    Faut-il rejeter radicalement la radicalité ?

    Rejeter totalement toute radicalité, sans distinction, n’est pas une posture nuancée. Si être radical correspond à avoir un engagement fort pour une chose à laquelle nous croyons, alors il n’est pas exclu qu’il faille l’être par moments. Dans certaines situations, ne faut-il pas défendre fermement ses droits et son intégrité ? Tout le monde a-t-il le luxe de ne pas être radical (cf. les autres développements de l’article ci-dessus) ? En toute cohérence, nous ne pouvons pas nous résoudre à rejeter radicalement la radicalité ! Pour prendre la mesure de sa pertinence, il convient sans doute de distinguer ses différentes formes…

  5. [Mes tweets du 4 mai 2021 à Jean Birnbaum] J’ai lu Le courage de la nuance de Jean Birnbaum.

    Je l’ai beaucoup apprécié, il se lit d’une traite. En plus d’être riche de citations, il a le bon goût de raconter des histoires, et donc d’amener à rencontrer en partie les personnes qu’il présente, dans une forme d’intimité, de connivence presque.

    Camus, Bernanos, Arendt, Aron, Orwell, Tillion, Barthes… Il s’agit de personnages hauts en couleurs. Je connaissais mal certains d’entre eux.

    Au terme de la lecture, je m’interroge néanmoins quant à la « figure du solitaire » que le livre développe. La nuance serait l’affaire de héros, des essayistes, de grandes femmes et de grands hommes qui vont à contre-courant, qui « parlent franc » face au reste du monde… Des parias.

    Même si vous développez par exemple qu’Arendt est une praticienne du dialogue avec ses amis, c’est un peu comme si la nuance était une de ses qualités fondamentales ; cela me donne le sentiment que l’exercice pensée dépendrait surtout de nos caractéristiques individuelles.

    Je vois des complémentarités avec mon manuscrit, abordé sous des angles très différents, dans lequel je m’interroge longuement sur le fait d’oser se dire les choses, par exemple. Tout discours « libre », tout désaccord sincère ou toute critique sont-ils propices à la nuance ? Que penser de ces situations où la thèse telle que « on ne peut plus rien dire » sert à justifier des discours fallacieux et moralement dommageables ? Les injonctions à la nuance sont-elles de la nuance quand elles visent à noyer une parole minoritaire qui peine à se faire entendre ?

    Des « esprits hardis » qui ont eu le courage de faire face et « de se tenir bien ». On est dans quelque chose de très moral… Ne pensez-vous pas que certains radicaux pourraient justement se reconnaître dans cette description, parce qu’ils sont soi-disant muselés ?

    Je pense aussi à la tension entre l’invitation à garder le silence, pour ne pas rajouter du bruit au bruit, face au courage de dire ce qui déplaît. Comment trouver un équilibre, résoudre cette tension ?

    Je m’interroge encore en ces termes : dans quelle mesure le fait d’oser dire « des vérités qui dérangent » est-il assimilable à de la nuance ? C’est parfois moins une ouverture au dialogue qu’une affirmation tranchée. Suffit-il de se dire nuancé pour l’être ?

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