La vérité sur l’emploi, le chômage et la pauvreté

Le titre choisi est sans doute un peu prétentieux au regard de la complexité de la problématique. C’est justement ce que cet article veut démontrer.

Taux de chômage 1978-2011 France, UE et G7 (Source : Wikipédia).

Taux de chômage 1978-2007 France, UE et G7 (Source : Wikipédia, 2014).

Très régulièrement, tant le politique que le sens commun (et donc « les médias », en tant que relais de ceux-ci) colportent des idées simplistes par rapport à ces sujets. Ces discours sont loin d’être idiots, au contraire : ils sont le résultat de raisonnements théoriques souvent solides. Cependant, ils montrent généralement leurs failles une fois appliqués à la réalité de terrain.

Les différents discours se basent régulièrement sur des considérations selon lesquelles pour lutter contre la pauvreté, il faut créer de l’emploi.

Sur cette base, les propositions et façons de procéder sont multiples.

« Il faut créer de l’emploi », une fausse évidence

« Les 35 heures » pour augmenter le nombre de travailleurs

En France, par exemple, a été mise en place « la réforme des 35 heures » qui se base entre autres sur l’idée que si tous les travailleurs diminuent leur temps de travail, cela créera des opportunités d’emplois.

Ce régime des 35 heures est régulièrement remis en cause par la droite qui l’accuse d’être inefficace par rapport à l’économie et à la productivité, ce qui n’empêche pas ce type de mesures d’avoir réduit significativement le taux de chômage, « dans des proportions inédites, en particulier entre 1999 et 2000 », selon un rapport de la députée socialiste Barbara Romagnan.

> [Edit 2015] Lire aussi Qui travaille vraiment 35 heures ? (Le Monde, 2015). En France, malgré « les 35 heures », la plupart des travailleurs bossent davantage.

En Belgique, en 2011, un rapport du Collectif Solidarité Contre l’Exclusion plaide lui aussi pour la réduction du temps de travail. Son intitulé est sans équivoque : « Réduire collectivement le temps de travail : pour une plus juste distribution des richesses pour travailler tous et pour vivre mieux » ! Néanmoins, en 2015, un rapport – encore un – du Conseil supérieur de l’emploi semble aller à l’encontre des mesures de réduction du temps de travail (source), en préconisant davantage un accroissement du volume de travail qu’une meilleure répartition de celui-ci.

Les évaluations actuelles ne permettent apparemment pas de conclure à de très nettes améliorations ou dégradations globales de la situation économique (en ce compris au niveau des inégalités), dans la mesure où elles ne tiennent pas compte de tous les paramètres (quid de l’impact sur la vie familiale, par exemple ?). De plus, elles sont généralement politisées, ce qui rend leur interprétation difficile.

« Travailler plus pour gagner plus » : augmenter le volume de travail pour augmenter les richesses

A noter que le « travailler plus pour gagner plus » (raisonnement politiquement « opposé » à celui qui fonde les 35 heures, parce qu’il faut bien entretenir les clivages) n’a pas fait recette non plus : encore une fois basé sur des causalités très claires théoriquement (mais également trop simples), les grands modèles théoriques perdent de leur force une fois confrontés à la réalité. Cette réalité qui fait intervenir bien plus de paramètres.

Pour juger de la pertinence des postulats dont il est question, il convient de les mettre en perspective historique. La logique de la réforme des 35 heures, par exemple, repose sur des phénomènes qui ne relèvent pas uniquement de la redistribution du temps de travail, entre autres les deux suivants :

  • d’une part, les progrès techniques : dans plusieurs domaines, à production de richesse équivalente, il faut désormais moins de travailleurs qu’auparavant ;
  • d’autre part, la mutation du travail initiée dans les années 1970, notamment du point de vue du travail des femmes (leur travail n’est pas nouveau, mais la nature et l’organisation de celui-ci change).

Ces deux phénomènes révèlent un paradoxe : en réalité, il y a une tendance à augmenter le volume de travail rémunéré alors que la charge de travail est supposée diminuer. C’est le postulat de base du raisonnement des mesures présentées ci-dessus qui est caduque : il n’est pas si évident qu’il faille « créer de l’emploi » (« 35 heures ») ou « augmenter le temps de travail » (« travailler plus pour gagner plus ») pour favoriser une meilleure production et une plus juste redistribution des richesses.

> [Edit 2014] Pour alimenter la discussion, lire aussi un article du The Atlantic intitulé « Pour mieux travailler, travaillez moins » (en).

> [Edit 2015] Voir également cet article de La Libre : « Quand l’ennui au travail vous mène droit au « bore out » ! »

Les chiffres actuels confirment cette difficulté chronique – structurelle – par rapport à la production et à la redistribution des richesses. S’il est des élèves qui s’en sortent mieux que d’autres en termes statistiques (encore faut-il vérifier ce que les données mesurent…), aucune recette miracle n’a encore été trouvée pour endiguer les problèmes. En Belgique, en 2012, 14,6% de la population belge vit sous le seuil de pauvreté (15,3% en 2013). En 2009, les chiffres étaient très similaires, et n’étaient déjà pas neufs à l’époque. Idem pour les statistiques du chômage. Toutes ces données sont par ailleurs à prendre avec des pincettes.

> Lire aussi « Une petite histoire du chômage » en Belgique (Collectif d’étudiants de l’ULB, 2014).

Un manque d’ambition politique à un niveau supranational pour mieux redistribuer les richesses ?

A noter enfin cette autre apparente bonne idée : « taxer les personnes très riches », afin de mieux redistribuer les richesses. Toujours en France, un impôt de 75% sur les revenus au-delà du million d’euros par an était une des mesures phare du programme électoral de François Hollande. A noter qu’elle ne pouvait être que populaire, étant donné qu’elle touche une minorité privilégiée de nantis et rejoint le sens commun, ne manquant pas la référence à Robin des bois.

Toutes les mesures citées ci-dessus semblent avoir montré leurs limites, tout simplement parce que la réalité socioéconomique est toujours plus complexe que les théories, aussi rationnelles et a priori cohérentes soient-elles. Il conviendrait cependant de se baser sur une évaluation chiffrée de ces mesures, sur du long terme, mais d’une part une réforme en chasse souvent une autre (rendant de ce fait difficile une évaluation à moyen terme de l’une ou l’autre mesure), et d’autre part l’information à leur propos n’est pas toujours disponible ou intelligible.

Une imposition nationale forte peut en théorie augmenter les recettes de l’État, pour peu qu’elle ne soit pas invalidée par le Conseil constitutionnel, et qu’elle ne s’accompagne pas d’un exil fiscal relativement prévisible. Comme nous l’écrivons ci-dessus, encore faudrait-il que les conséquences d’une telle imposition soient chiffrées et communiquées de manière transparente afin de pouvoir s’en faire une idée précise. En effet, cet « exil fiscal » a peut-être un impact anecdotique proportionnellement aux recettes générées ? Une telle mesure, si elle n’est pas suivie à un niveau supranational et accompagnée de communication sur ses résultats tangibles, apparait surtout comme une mesure électorale, démagogique. N’était-ce pas finalement un coup de communication depuis le début ?

> [Edit 2017] Impôt sur le revenu : les 2 % de foyers les plus aisés concentrent 40 % des recettes (Les Echos, 2017).

> [Edit 2019] Selon BFM TV, les conséquences de « l’exil fiscal » se chiffreraient aux alentours de 20 millions d’euros par an. Or, l’assouplissement de l’ISF représenterait un manque à gagner de 5 milliards d’euros pour les finances publiques : « Sur dix ans, près de 4600 ménages assujettis à l’ISF, représentant un patrimoine imposable total de 23,8 milliards d’euros, ont quitté la France. Ces départs ont amputé les recettes de cet impôt de 20 millions d’euros par an. Pour mémoire, la suppression de l’ISF, transformé en Impôt sur la fortune immobilière, et l’instauration du Prélèvement forfaitaire unique (PFU) par le gouvernement actuel représente un manque à gagner de 5 milliards d’euros pour les finances publiques » (BFM TV, 2019).

Dans ce contexte et malgré diverses déconvenues, l’État continue de prendre à cœur de « créer de l’emploi ».

Le chômeur : symptôme ou coupable désigné ?

En Belgique, cette volonté de « création d’emplois » s’accompagne d’une certaine pression sur les chômeurs, soumis désormais à la dégressivité et la perte à terme des allocations de chômage [edit 12/2014 : selon une étude anversoise, cela ne fonctionne pas]. Cette logique se traduit également par « contrats » des CPAS qui ont généralement pour condition de chercher activement un emploi pour octroyer de l’aide. D’aucuns n’hésitent pas à parler explicitement de « chasse aux chômeurs ».

> [Edit 2017] Lire aussi le rapport de l’IWEPS, Mondes vécus et systèmes. Recueil et analyse de témoignages de personnes exclues des allocations d’insertion (2017) : « Le premier janvier 2012 entre en vigueur [en Belgique] la réforme du chômage sur la base des études : auparavant illimité dans le temps, le droit aux allocations d’insertion est limité à une période de 3 ans. Les premières conséquences de cette réforme se font sentir trois ans plus tard : en janvier 2015, le compteur marque 36 mois pour 17 000 chômeurs, qui sortent en conséquence de la statistique du chômage indemnisé sur la base des études ». Ce rapport met davantage en lumière des solutions dans l’accompagnement personnalisé des « allocataires sociaux » qu’une éventuelle pertinence de la privation des ressources financières.

Là encore, la logique entend répondre à des phénomènes problématiques, et trouve certains fondements théoriques, notamment face à ce qui est désigné comme les « pièges à l’emploi » (c’est-à-dire des situations dans lesquelles travailler est économiquement moins avantageux que ne pas travailler), problème qui n’a jamais été réellement endigué non plus. Sans compter le phénomène du travail au noir, véritable plomb dans l’aile d’une juste redistribution des richesses. Au sujet du « black », notons le fait que celui-ci constitue une entrave, mais peut-être aussi une condition d’équilibre du système, dans la mesure où pas mal d’indépendants ou entrepreneurs ne gagneraient sans doute pas suffisamment d’argent pour continuer à exercer leur profession sans y avoir recours, et ce malgré le fait qu’ils travaillent dans certains cas bien au-delà de 40 heures par semaine.

> [Edit 2017] « La journée type d’un demandeur d’emploi efficace » (Pôle Emploi de Compiègne Margny – Oise, 2017). Face aux nombreuses réactions, le compte Twitter national de Pôle emploi a fait un pas de côté et se désolidarise de cette « initiative isolée » et « personnelle ». Source : RTBF, 2017.

> Il est aussi possible d’interroger la conception de l’impôt comme mécanisme de solidarité pour le bien commun. Dans quelle mesure est-il considéré comme tel par ceux qui refusent de le payer ou qui fraudent ? N’y a-t-il pas un travail de pédagogie – et d’exemplarité – à faire sur la raison d’être des impôts, quitte à ce que cela engendre des remises en cause (notamment lorsque cela soulève des injustices, perçues ou réelles, notamment lorsque l’on compare fraude fiscale et fraude sociale) ? Sur ces questions, lire Et si « transparence » rimait avec « dépenses » ?, par F. De Smet. Par le même auteur sur le thème de l’emploi, découvrir aussi : Au Royaume des planqués, les livrets d’épargne sont rois et De quoi le travail est-il le nom ?

Quid de conditionner les allocations de chômage à des travaux d’intérêt général imposés, afin d’allouer les ressources disponibles aux tâches qui manquent d’effectifs ? Ce serait une manière d’impliquer les chômeurs de longue durée et de favoriser leur retour dans le système, sachant la difficulté à en réintégrer certains sur le marché de l’emploi. La mesure semble évidemment plaire à une majorité de l’opinion publique – du moins des lecteurs de La Libre (81% de « pour » sur 7039 votants en date du 14/10/2013 à 18h30. A noter qu’il est nécessaire de considérer ce type de résultats avec recul). Mobiliser des « ressources inactives » pour apporter du renfort où il y en a besoin sur le terrain apparait d’une logique implacable. C’est une fausse évidence, selon Elise Dermine, ou encore selon une étude de l’UCL en 2014 (à ce sujet, lire aussi un article dans Le Vif) qui pointe « le risque que les travaux d’intérêt public se substituent à l’emploi standard, et le coût d’organisation d’un tel système, qui nécessite un encadrement et un contrôle des personnes qui effectuent ces travaux. Une faible productivité de ces travailleurs obligés apparaît également plausible ».

Si cette mesure n’est pas coercitive, mais repose sur une logique d’incitants, comme le propose Catherine Fonck en prenant distance avec la mesure radicale initialement proposée par Rick Daems, celle-ci pourrait aider certains chômeurs de longue durée qui ont envie de travailler à réintégrer un système petit à petit, et ainsi attester de leur bonne volonté par rapport à des employeurs potentiels. Il pourrait alors s’agir davantage d’un accompagnement, sachant que certains sont « hors course » aux yeux des employeurs, qu’ils soient ou non de bonne volonté (entre autres les personnes plus âgées). Or, en ce qui concerne la possibilité pour les chômeurs d’aider bénévolement de manière volontaire, il y a des progrès à faire : il faudrait déjà arrêter de pénaliser ceux qui le font. Il faut savoir aussi que contre toute attente a priori, certaines études expérimentales montrent que les incitants ont parfois un effet opposé à celui escompté, lorsque la situation implique une prise de décision responsable.

A noter que côté employeurs, cette mesure pose une nouvelle question : pourquoi embaucher si de toute manière des personnes viennent faire bénévolement le travail ? Il pourrait par conséquent y avoir un effet pervers à de telles mesures. Aussi, puisqu’il s’agit du service public (mais d’autant plus s’il était question du privé, où cela serait d’autant plus problématique), les sommes octroyées proviennent de toute manière des « réserves » publiques (c’est-à-dire de l’État), et donc cela n’enroue pas le phénomène en termes de coût du chômage (sans compter les éventuels problèmes de libre concurrence, dans certains cas de figure, étant donné que certains pourraient dès lors bénéficier d’une main d’œuvre rétribuée par ses allocations de chômage, plutôt que des charges salariales)

> [Edit 2014] Lire aussi « Travaux forcés et intérêts particuliers », par Martine Vandemeulebroucke.

> [Edit 2015] Lire aussi « Neuf vérités qui dérangent sur le chômage » (Le Vif, Knack). Dans cet article, Hans De Witte évoque la désocialisation et le mal-être dus au chômage, qui apparait selon lui davantage comme un échec collectif (de société, ou du moins systémique) que lié à des causes individuelles… Le chercheur note par ailleurs que le chômage de longue durée et le fait de postuler beaucoup ont des effets néfastes sur le moral des personnes touchées.

> [Edit 2017] Voir également 50 assos contre l’exclusion – L’autre campagne #DansLaVraieVie (2017). Cette campagne déconstruit plusieurs idées reçues tenaces en France par rapport aux allocataires sociaux et à l’emploi, notamment. Les données suivantes concernent la France en 2017. Par exemple, non, il ne suffit pas de « vouloir vraiment un emploi » pour en trouver : il y a 6 000 000 de chômeurs pour 190 000 emplois disponibles. Non, il ne suffit pas de « chercher du travail » pour sortir de la rue : un SDF sur quatre a un emploi. Non, la fraude sociale n’est pas la principale responsable du déficit de l’Etat : elle représente 150 millions d’euros, contre 60 milliards pour la fraude fiscale (soit 400 fois moins). Non, les individus éligibles au RSA (revenu minimum dit de « solidarité active ») ne sont pas tous des fraudeurs ou des profiteurs : dans les faits, 36% de ces individus ne le demandent même pas.

> Voir aussi le rapport entre le taux d’emploi et les subsides à l’emploi, dans l’article A Big Safety Net and Strong Job Market Can Coexist. Just Ask Scandinavia, décembre 2014.

Le travail est-il utile ?

> [Edit juillet 2023] Le texte Eloge de l’oisiveté (1932) de Bertrand Russell est une critique cinglante et inspirante de l’organisation moderne du travail, contraignant notamment par « sens du devoir » une majorité à entretenir l’oisiveté d’une minorité qui ne souhaite pas que cette oisiveté soit partagée. A lire absolument.

« Pour parler sérieusement, ce que je veux dire, c’est que le fait de croire que le TRAVAIL est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne, et que la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail »

– Bertrand Russell, Eloge de l’oisiveté (1932), p. 11.

Ce texte a près d’un siècle, mais il n’a pas pris une ride. Bertrand Russell, Elode de l’oisiveté, 1932.

Les « bullshit jobs »

On pourrait croire que la création d’emplois répond à une demande présente, à une nécessité de terrain. En effet, certains métiers sont dits « en pénurie ». Or, là aussi, le présupposé mérite d’être déconstruit, dans la mesure où ces pénuries sont accompagnées de licenciements et de réductions massives des ressources humaines dans plusieurs domaines, notamment à cause de certaines délocalisations / restructurations (penser à Arcelor-Mittal en Belgique). Il y a par ailleurs un décalage entre le moment où des personnes se décident à se former pour faire un métier et la demande actuelle de force de travail pour ce métier.

De plus, nombreux sont les métiers (et les tâches…) qui ne correspondent pas nécessairement à une telle demande : démultiplication et complexification administratives, augmentation des contrôles et évaluations (notamment dans la fonction publique, rémunérée directement par l’Etat), emploi de « punchingballs humains » chargés d’assumer les clients mécontents à la place des responsables (téléphonistes, notamment), surreprésentation des « communicants » (marketing, promotion, publicité, relations publiques… dont l’efficacité est parfois douteuse et qui nous renvoient à notre système de consommation), surreprésentation des « intermédiaires » en général (médiateurs, juristes et autres…), ou encore des psychologues, coachs, formateurs, etc.

Se pose la question du sens du travail, de son « utilité ». Alors qu’auparavant, le travail était directement lié à la survie, de nombreuses fonctions se sont désormais de plus en plus éloignées de cette production concrète. Dès lors, le travail et la survie doivent-ils continuer à être liés ?

> [Edit 2017] Lire Jean-Laurent Cassely (propos recueillis par Philippe Gril) : Ces « métiers à la con » que fuient les nouvelles générations de diplômés (2017) ou encore Comment les nouvelles générations de jeunes diplômés fuient les « métiers à la con » (2017)

> [Edit 2015] Lire aussi cet article de Xavier de la Porte : Graeber : « Tous les recoins de nos vies sont envahis par des formulaires » (2015) : « Comptez le nombre d’heures que nous passons chaque semaine à remplir de la paperasse, dans nos sociétés capitalistes. Aucune autre société n’a jamais obligé ses membres à passer tant de temps dans les procédures bureaucratiques ».

Dans un article intitulé « Is Work Necessary ? », Sean Carroll s’interroge : le travail est-il nécessaire ? A quoi les différentes professions sont-elles supposées servir ?

Quelle est la pertinence de la notion de travail comme valeur, comme élément constitutif de l’identité ?

> [Edit 2015] Lire Danièle Linhart : « Le travail n’a jamais été aussi hégémonique » (2015)

> [Edit 2017] Lire François De Smet : « Valeurs monétaires » (2017) : « comment justifier rationnellement qu’un travail, quel qu’il soit, vaille d’être rétribué un million d’euros ? Par l’étendue des responsabilités et la concurrence, nous dit-on : il faut pouvoir allonger pour recruter les meilleurs. Et c’est là que l’on réalise que l’argent a perdu sa valeur strictement monétaire. Dans de telles sphères, la rémunération ne sert plus […] qu’à placer les uns et les autres sur une échelle de valeurs, et à se comparer ».

Pour certains, qui adoptent un regard sur les individus, le chômeur est une sorte de « raté » ou de « victime » : le fait qu’il n’ait pas d’emploi est un échec et du coup, c’est à lui de se bouger s’il veut justifier ses droits. Pour d’autres, qui adoptent un regard sur la collectivité, le chômeur est quelqu’un qui ne participe pas à la solidarité, à la vie en communauté : à cause de lui, les richesses ne sont pas redistribuées avec équité. En somme, et lorsque l’on connait les liens étroits entre exclusion sociale et emploi, la question de l’emploi comme système de valeur ne se pose pas uniquement au niveau matériel, mais aussi à celui de la valorisation sociale qui y est liée (et à tout le moins dans la valeur immatérielle que tel ou tel emploi représente).

nomorework_-212x3001> [Edit 2016] Dans son livre No More Work, James Livingstone développe la thèse que « nous sommes face à une crise morale et intellectuelle, qui nous empêche de penser de manière claire une société post-travail. Le problème c’est la croyance en la « valeur travail », le fait d’être convaincu qu’avoir un emploi « forge le caractère » ». Lire Après la fin du travail (2016) et Fuck Work (2016).

Une personne qui n’a pas d’emploi rémunéré aujourd’hui est déconsidérée, voire jugée avec mépris. Il est réjouissant que les femmes et les hommes bénéficient (de plus en plus, car il y a encore du chemin à faire) de chances équitables de trouver un emploi qui leur convient. Malheureusement, en corollaire, le choix d’être homme ou femme « au foyer », par exemple, est devenu quelque chose d’inconcevable, de honteux.

> Sur les représentations sociales à l’égard de l’emploi et du chômage, une étude (Patricia Vendramin – Fondation Travail-Université, 2014) auprès des travailleurs sans emploi montre comment les chômeurs perçoivent eux-mêmes leur situation et comment ils envisagent leurs « chances » de retrouver de l’emploi.

> Dans « Pourquoi travaille-t-on ? » (Sciences humaines n°242, 2012), Achille Weinberg identifie trois raisons : « pour gagner sa vie, pour exister socialement (être connu et reconnu), voir des gens et enfin pour faire des choses qui nous intéressent. Mais chacune de ces motivations a son revers, poussant chacun tantôt à s’engager, tantôt à fuir ».

> Sur le regard porté par l’extérieur, voir aussi Sémantique & pragmatique : comment « recadrer » un préjugé fallacieux à propos des chômeurs ?

Dans les années 1930, Keynes pensait que grâce aux progrès technologiques, en 2000, des pays comme les États-Unis pourraient fonctionner sur base de semaines de 15 heures de travail. Dans un pamphlet intitulé « On the Phenomenon of Bullshit Jobs » publié en 2013, David Graeber remet en cause l’utilité des « emplois de merde » : et si ce job disparaissait, le monde ne continuerait-il pas de tourner aussi bien (voire mieux) ?

Pour Corentin de Salle, « les parasites de l’économie » sont à chercher dans une mauvaise gestion des ressources et non dans la seule rentabilité apparente de celles-ci.

Il y a en effet de nombreux métiers ne produisant pas de richesse – ce qui ne les empêche pas tous d’avoir du sens / une utilité, mais il convient alors de se demander lesquels et si ils sont correctement gérés… Ainsi, si plusieurs « métiers » relèvent du superflu (voire dans certains cas du charlatanisme, conscient ou non), il n’y a pas que ce qui est économiquement « rentable » qui est important. Dans le même ordre d’idées, penser à l’esthétique, à la culture (sachant au passage que la culture contribue sept fois plus au PIB français que l’industrie en 2013) et au divertissement. A ce sujet, un des enjeux est donc que ce ne soient pas les marchés qui, seuls, fixent les choix de travail et par extension d’enseignement.

> Lire aussi Jerome Choain : « Je serais tellement plus utile au chômage #emploi #hasbeen » (2013), où l’auteur évoque entre autres la question de l’obsolescence programmée. Selon l’auteur, beaucoup d’emplois ne servent pas le bien commun. Ils représentent un gâchis de talent. Pire, certains sont nuisibles à l’intérêt général.

> Lire aussi Julien Prévieux : Lettres de non-motivation (pdf). « Dans les Lettres de non-motivation, l’artiste plasticien Julien Prévieux répond par la négative à toute une série d’offres d’emploi. Au fil des lettres, il fait inlassablement varier les raisons de son refus et endosse une série de rôles, à la manière des costumes que l’on est obligé d’enfiler pour être crédible sur le marché du travail. Prenant le contrepied de ce rituel social qu’est la lettre de motivation, il convoque une armée de récalcitrants au travail, autant de doubles qui s’offusquent, se dérobent, expriment des impuissances, répondent à côté, pointent des incohérences, démasquent des idéologies et proclament leur désintérêt pour le salariat ».

Le travail à tout prix ?

[Edit 2023] « Si le salarié ordinaire travaillait 4 heures par jour, il y aurait assez de tout pour tout le monde, et pas de chômage »

Bertrand Russell, Eloge de l’oisiveté (1932), p. 22.

L’argument de l’utilité mérite cependant d’être creusé, dans la mesure où l’on rencontre des discours qui estiment que l’emploi en tant que tel est une fin en soi. Certains métiers de services sont supposés accroître le difficilement mesurable « bien-être », mais d’autres complexifient le système de manière évidente. Cette considération va plus loin, si l’on prend en compte les paramètres suivants : démultiplier l’emploi ou le temps de travail implique des coûts, dépenses et tâches qui auparavant n’existaient pas dans cette mesure.

Un des symptômes en Belgique est la difficulté de placer ses enfants dans une crèche (représentant un coût par enfant de plusieurs centaines à plusieurs milliers d’euros, selon l’ONE).

Un autre problème est celui des embouteillages routiers, systématiques en heures de pointe. Ceux-ci coûteraient « 623 euros par foyer se déplaçant en voiture, notamment en heures de travail perdues et en surconsommation de carburant », selon Le Monde, sans parler des impacts et donc du coût sur la santé publique (voir aussi cette visualisation du Monde (2017)). Sans parler de la pollution engendrée, y compris visuelle et sonore, ou encore des accidents de la route, occasionnant des pertes au-delà de la dimension matérielle…

Nous pourrions évoquer aussi les fastidieuses démarches de recrutement de la fonction publique et autres, qui représentent une organisation effarante (tant pour les candidats que les recruteurs) pour finalement ne faire que reproduire une sélection parfois courue d’avance.

> [Edit 2022] Lire aussi : Syvestre Huet : CO2 : l’effet COVID déjà effacé (2022). Le dernier rapport de l’AIE le confirme : l’appel à une sortie de crise sanitaire climato-compatible n’a pas été entendu.

Bref, dans nombre de situations, l’emploi tel qu’il est organisé gaspille davantage de ressources (financières, matérielles, humaines…) qu’il en produit, et engendre plus de problèmes (pollution, rythme et hygiène de vie stressants ou peu épanouissants…) qu’il en résout. A un moment donné, le système crée de l’emploi (ou tâche de le « maintenir ») pour créer de l’emploi : l’emploi devient un but en soi.

> Lire aussi Lionel Dricot : Les 5 réponses à ceux qui veulent préserver l’emploi (2015). J’émets juste une réserve quant au cinquième argument, que je trouve un peu exagéré sous cette forme.

> Lire aussi : Près de la moitié de l’emploi wallon menacé par la robotisation (La Libre, 2017). L’emploi est dit « menacé ». Néanmoins, en quoi est-ce une « menace » que de libérer la moitié des employés en faisant effectuer leurs tâches par des automates ? N’est-ce pas là du temps gagné, épargné ? Faut-il vraiment « sauver » l’emploi à tout prix ?

> Lire aussi : In Praise of Idleness: Bertrand Russell on the Relationship Between Leisure and Social Justice (BrainPickings, 2017).

Repenser le système

Ce type de constat donne lieu à des propositions encore une fois, très difficilement contestables théoriquement, comme celle de l’allocation universelle (Basic income (en)), c’est-à-dire l’idée d’attribuer un salaire minimum « acquis » à tous les citoyens, même « inactifs ». C’est une déconstruction du modèle qui veut qu’un revenu soit d’office le fruit d’un travail : chacun aurait droit à un revenu de base, même s’il choisit de ne pas travailler. Certains souhaiteront malgré tout travailler et accumuler des richesses, tandis que d’autres auraient « glandé » de toute manière. Un revenu décent commun à tous permettrait d’augmenter le niveau de vie de tous, diminuant les écarts sociaux et les déviances qui en résultent (vols, fraudes, etc.), tout en palliant la précarité liée à certaines fonctions (artistes (notamment en regard des industries culturelles et de la gratuité sur le web), indépendants, jeunes entreprises…). Ce revenu universel permettrait plus d’équité, d’égalité des chances (voir aussi cet article de P. Van Parijs dans Le Monde).

> [Edit 2015] Lire aussi Allocation universelle : « Rendre à chacun la liberté d’organiser sa vie » (Le Vif, 2015).

> [Edit 2017] Lire aussi Rutger Bregman : « Revenu universel, semaine de travail de 15h, un monde sans frontières : mes idées sont radicales, utopiques mais réalistes » (La Libre, 2017).

Là encore, il convient d’être prudent par rapport à un raisonnement a priori séduisant, au vu de toutes les variables que le réel offre à voir. Dans un article de la revue Politique, le sociologue Mateo Alaluf pointe les risques qu’il perçoit dans un tel système (en plus détaillé également, sur le blog de Paul Jaurion).

> En 2015, François Perl énonce les difficultés d’un revenu de base s’il était institué en Belgique, notamment du point de vue du montant et des financements de cette allocation, ainsi que des impacts possibles (et chiffrés…) sur d’autres « acquis » sociaux : « L’allocation universelle n’est pas l’avenir de la sécurité sociale » (titré par La Libre).

> Lire aussi « Le revenu de base : fausse bonne idée ou manque d’ambition ? » (Collectif d’étudiants de l’ULB, 2014).

Le principe divise par ailleurs, du point de vue politique. Plusieurs projets pilotes laissent tout de même entrevoir combien certaines idées reçues peuvent rapidement être contrecarrées (cf. notamment ce projet en Inde).

> Lire aussi cet article de Rutger Bregman : « Revenu universel : toutes les expériences prouvent que la proposition n’est pas utopique » (2016).

Si des études sur la désincitation au travail ont par ailleurs été menées, il serait intéressant de questionner la viabilité de ce type d’initiatives à long terme et sur un tas d’autres paramètres, qui obligeraient par ailleurs une refonte en profondeur du système actuel sur de nombreux points (sachant par exemple que certains métiers sont moins « enviés » que d’autres tout en étant nécessaires, et donc impliquent de repenser les différentes rémunérations qui seraient attribuées à l’exercice de ces fonctions, en regard de la demande / des besoins de la collectivité). Quoi qu’il en soit, le sujet suscite d’ores et déjà de nombreuses réflexions.

> [Edit 2016 et 2017] Lire aussi : Pourquoi le revenu de base, c’est de la merde (néolibérale). Sur base de l’initiative finlandaise, cet article dénonce les risques de détricotage du système social, au nom d’une idéologie capitaliste : « on te donne tant par mois en échange de rien, mais tu n’as plus rien d’autre et tu te démerdes, individu rationnel et responsable que tu es ». Citant cet article d’Alexandre Delalgue, il souligne : « Pour certains de ses promoteurs, cela permettrait aussi de considérablement flexibiliser le fonctionnement de l’économie ; il deviendrait par exemple possible de libéraliser le fonctionnement du marché du travail, de réduire le montant du salaire minimum, supprimer de nombreuses régulations dommageables à l’emploi, de supprimer la distinction activité et retraite ». Dans la même veine, voir aussi cette vidéo de Franck Lepage : Franck Lepage : « Le revenu universel est une mesure de droite » (StreetPressTV, 2017).

> [Edit 2017] Lire aussi Le revenu universel demeurera une utopie en Finlande (Slate, 2017).

Stop aux théories simplistes

Ainsi, si cet article ne prétend pas en réalité fournir une vérité unique, simplement applicable au phénomène étudié, il entend cependant en dresser les contours (non-exhaustifs : cf. proportion et importance du volontariat dans le système (chiffres 2011), question de l’éducation, de la place de l’art ou encore de la « compétitivité » et de la concurrence internationale, par exemple…) en termes d’enjeux et de complexité.

> Sur la complexité des phénomènes sociaux, lire notamment Éviter de parler de la société comme un tout.

Il existe bien des problèmes de (sur)production et de (re)distribution des richesses, compromettant la survie de certains.

Face à ces problèmes, plusieurs discours courants sont simplistes, clivés, et oublient la question du sens / des valeurs, tant au niveau individuel que du point de vue collectif : quelle est l’utilité de tel ou tel travail, voire du travail dans l’absolu ? Comment se positionner de manière dynamique dans tel contexte et y trouver une place qui convienne ? Quel(s) regard(s) structurel(s) peut-on poser sur la problématique ? Quelles solutions à échelle nationale (voire, idéalement, internationale ?) peuvent être envisagées ? Etc.

Ces discours se basent sur des présupposés / des idées reçues dont le bienfondé mérite d’être interrogé de manière critique (notamment à cause de raccourcis de politique politicienne, en lien avec des présupposés de ce type).

Nous invitons en somme à dépasser le caractère réducteur de ces représentations et prises de position simplistes. Sur ce thème comme sur d’autres, il s’agit de faire droit à la complexité (cf. Question de points de vueperspectivisme et dialectique)…

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