Liberté d’expression, influence des médias et régulation : faut-il contrôler les médias ?

Les médias menacent-ils la liberté de nous forger nos propres opinions ? Faut-il les réguler davantage ? Que penser d’une législation contre les fake news ?

Francisco de Goya - The Inquisition Tribunal (1812 - 1819)

Francisco de Goya – The Inquisition Tribunal (1812 – 1819)

L’influence des médias pour la société pourrait-elle constituer une menace pour la liberté de se constituer ses propres opinions ?

Ce que l’on sait depuis des années, c’est que « l’influence des médias sur la société » n’est pas quelque chose de linéaire. Les médias influencent la société, mais la société influence les médias. Les médias font partie de la société. Plus spécifiquement, d’ailleurs, les journalistes, par exemple, sont des citoyens au même titre que d’autres. C’est un peu simpliste d’envisager qu’il existerait une sphère « les médias » d’une part et une sphère « les citoyens » d’autre part, comme s’il s’agissait de deux mondes totalement séparés.

> Lire aussi : Résumé de Médias : influence, pouvoir et fiabilité (2012), Les médias influencent-ils notre société ? (2018)

Médias : influence, pouvoir et fiabilité (2012) – Résumé

J’ajouterais qu’un « média » (au sens d’un titre de presse) n’est pas l’autre : BFM TV, Paris Match, Le Monde, Libération, les chaines de France Télévision, RTL, TF1, Europe 1, le Canard Enchainé ou encore Canal+ (pour ne citer qu’eux, dans une énumération aussi aléatoire que non-exhaustive) ont de nombreuses différences entre eux.

> Lire aussi : [Entretien] Analyse des médias : les chaines d’info en continu (2018)

Que penser par ailleurs de ces médias qui se qualifient eux-mêmes « d’alternatifs », de « marginaux », mais qui ont une audience qui n’a rien à envier à ces grands titres de presse « mainstream » ? On sait par exemple que le site d’extrême droite « Fdesouche » fait partie des blogs les plus consultés en France…

Moyennant ces précisions, je dirais que les différents acteurs du paysage médiatique peuvent constituer tant une menace qu’une opportunité pour la liberté de se constituer ses propres opinions. Comme le pensaient Locke et Montesquieu, à mon avis, la bonne santé démocratique d’un système tient fortement à sa façon d’équilibrer les différentes zones de pouvoir.

En pratique, les journalistes sont parfois accusés d’être « aux ordres » d’un système de domination économique, sociale et culturelle. En ce sens, ils se feraient l’écho d’idéologies dominantes. Ils ne permettraient pas d’ouvrir le débat, mais au contraire le simplifieraient à l’extrême. On peut illustrer cette perspective par le traitement médiatique accordé au mouvement des Gilets jaunes ou encore à l’Islam en France. Par le simple fait de traiter de ces sujets avec certains angles privilégiés, les médias orienteraient les discussions sociopolitiques. Déjà, ils accordent une certaine importance à des sujets plutôt qu’à d’autres (la question de l’immigration est-elle réellement plus préoccupante que celle des inégalités sociales, par exemple ?). Par ailleurs, ils biaiseraient la manière d’en discuter.

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A contrario, certains journalistes revendiquent un rôle d’émancipation politique et citoyenne. En ce sens, le journalisme serait un contre-pouvoir par rapport à de potentiels abus politiques, économiques et sociaux. Le journalisme aurait pour objectif d’éclairer la pensée, en informant sur la réalité. Un tel journalisme aurait d’ailleurs joué un rôle dans des mouvements de résistance face au pouvoir en place, dès ses débuts avec l’imprimerie.

Enfin, je noterais que « la liberté de se constituer ses propres opinions » est une notion aussi floue et problématique que « l’influence des médias sur la société ». Sommes-nous vraiment libres de nous constituer nos propres opinions ? En réalité, celles-ci peuvent dépendre d’énormément de paramètres : notre éducation familiale, notre statut socioéconomique, nos fréquentations, etc. De manière plus spécifique, on sait que les discours des médias ont d’autant plus de résonance lorsqu’ils correspondent aux idéologies présentes dans nos milieux d’appartenance socioculturelle. Concrètement : nos sphères d’appartenance ont un plus grand poids dans nos idées que les messages dans les médias.

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Ceci étant dit, les médias « de masse » sont bel et bien des instances de socialisation parmi d’autres, au même titre que la famille, l’école, le lieu de travail, etc. Je pense qu’à long terme, ils jouent un rôle social important. On souvent a mesuré ce qu’ils avaient comme effets à relativement court terme (par exemple, les effets supposés de débats politiques sur telle ou telle élection). Je crois que l’on peut s’interroger sur les dizaines d’années de traitement médiatique de telle ou telle question sur le regard que portent les citoyens au sujet de cette question, sur l’importance qu’ils lui donnent dans leur quotidien, etc. Spécifiquement, je dirais par exemple que la méfiance envers la presse n’est pas née du jour au lendemain, de même que la sympathie pour des thèses que je qualifierais de « néoracistes ».

> « 4 Français sur 10 se détournent de l’information » (Baromètre Kantar – La Croix, 2020). Lire aussi : Perte de confiance dans les médias – Commentaires du baromètre Kantar-La Croix 2019 (2019)

Pensez-vous qu’un jour une régulation des médias s’imposera ?

Une régulation des médias existe déjà. Les médias sont régulés au niveau supranational par des directives, notamment, qui garantissent notamment la liberté d’expression, ou encore le pluralisme, et sont supposées protéger de pratiques monopolistiques.

La liberté d’expression ne signifie pas « pouvoir tout dire ». La presse est tenue d’obéir à certaines règles qui excluent de facto certains types de discours : négationnisme, racisme et antisémitisme (même si en France, on peut douter que ces règles soient suivies à la lettre…), respect de la vie privée (la presse people est régulièrement condamnée à ce sujet), protection contre la diffamation, etc.

De même qu’en droit civil, tout fait qui peut causer une nuisance à autrui est passible de sanction selon la mesure de ladite nuisance.

Il n’a pas fallu attendre que l’on parle de fake news pour que tout cela existe.

> Lire aussi : Médias, éthique et régulation : entretien avec Boris Libois (2012)

J’ajouterais que ce n’est pas parce que certaines thèses ne sont pas nuisibles (a priori) qu’il existe une obligation de donner la parole à toutes les idées, en ce comprises les plus saugrenues. Il est illusoire de penser que l’on peut empêcher quelqu’un de croire en ce qu’il veut. Pour autant, si une personne a le droit de croire que la Terre est plate, ça n’implique pas de devoir l’inviter sur tous les plateaux de télévision pour en parler, et encore moins de le faire sans lui opposer une parole contradictoire. Certains individus ont l’air de croire que leur « liberté d’expression » est telle qu’elle supposerait que tout le monde les écoute et soit d’accord avec eux. C’est bien évidemment faux. Au contraire, si la liberté d’expression est de mise, le droit de ne pas être d’accord avec des thèses et d’exprimer ce désaccord existe lui aussi. Autrement dit, si toutes les opinions peuvent exister, cela n’implique pas de dire que toutes doivent avoir la même valeur dans l’espace public.

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat »

Hannah Arendt

On peut noter l’existence d’organes comme le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui dispose d’un pouvoir relativement contraignant sur différents médias.

Il existe aussi plusieurs initiatives qui visent à réguler les médias « de l’intérieur », notamment à travers des formes de déontologie.

> Lire aussi : Journalisme audiovisuel public, déontologie et émancipation : entretien avec Marc de Haan (2013)

A mon sens, ces formes de régulation n’ont de sens que si elles participent à une forme d’équilibrage des pouvoirs et contre-pouvoirs. Si elles contribuent à assujettir les médias (à des pouvoirs politiques ou économiques, par exemple), ou si elles ne sont qu’un cache-misère pour se donner bonne conscience, je ne crois pas qu’elles soient une voie d’intérêt à investiguer.

Il y a par ailleurs une tension entre d’une part la zone d’action à entreprendre en termes de régulation et de protection, et d’autre part la zone d’action aux niveaux de l’éducation et du travail de prise de conscience critique.

> Lire aussi cet article de Stephan Grawez et Patrick Verniers : Réguler, protéger ou éduquer ? – Éducation aux médias : les controverses fécondes (Média Animation, 2009)

> Lire aussi : [Entretien] Désinformation et éducation aux médias (2017)Information, émotions et désaccords sur le web – Comment développer des attitudes critiques et respectueuses ? (2018)

La loi anti fake news est-elle un danger pour la liberté des médias ?

Très clairement, oui, surtout si l’on considère son contexte d’émergence et la manière dont elle est formulée.

Les « fake news » représentent un terme fourre-tout, par rapport auquel il n’y avait pas besoin de légiférer davantage. En effet, comme je l’ai dit précédemment, la liberté de la presse était déjà encadrée. Dès lors qu’un article présente un contenu faux susceptible de nuire à un individu ou à une catégorie d’individus, celui-ci est de facto attaquable sur le plan pénal.

Je pose une question rhétorique : comment réagirions-nous si les USA, la Chine, la Corée du Nord, l’Arabie Saoudite ou encore le Turkménistan élaboraient des lois dites contre les fake news ? Cela nous inquiéterait fort probablement, et certainement à raison. Je crois que c’est important de transposer cette inquiétude à la réalité française.

En l’occurrence, si une fake news est définie comme « contenu faux dans le but d’influencer l’opinion », il est important de s’interroger sur les critères qui permettent d’attester qu’un contenu est faux et sur la manière d’évaluer les intentions de celui ou de celle qui les émet. Comme je l’ai dit, des critères permettant de dire qu’un message est illégal existent déjà. Ils permettent aussi d’agir contre des sites, forums ou autres plateformes qui publieraient des contenus haineux ou susceptibles de nuire à l’harmonie sociale.

> Lire aussi : Lutter contre les discours faux et haineux (2018)

Un risque serait qu’un tel outil serve surtout à condamner les propos qui déplaisent au pouvoir dominant.  Or, lorsque l’on constate des pressions plus ou moins musclées exercées sur des journalistes par ledit pouvoir, il y a matière à s’inquiéter.