La pédagogie des travaux de groupe

Certaines pédagogies de travaux de groupes mènent-elles à un échec ? Cette méthode de travail peut-elle être efficace ?

Si le principe est louable, son application ne l’est pas toujours.

Le principe, grosso modo, part de l’idée que l’école doit contribuer à développer ou exercer des compétences de coopération, de collaboration… Il en va de même dans le monde des entreprises ou du sport : il faut travailler en équipe, se partager les tâches, afin notamment d’accroître le rendement.

L’objectif de l’institution scolaire va encore plus loin, puisqu’il est question également d’éducation citoyenne : il est question de développer une vie en société qui soit plus harmonieuse, avec des gens capables de dialoguer et de régler ensemble un problème commun. Il y a donc un double enjeu au travail de groupe, qui consiste à la fois à former à un savoir ou à une tâche précise (l’objet du travail) tout en développant « en parallèle » des compétences relationnelles.

Critique de la (non) méthode

La méthode, par contre, pourrait se résumer régulièrement à une non-méthode (travail de groupe inapproprié pour la tâche, absence de consignes portant sur le relationnel et de définition de rôles exclusifs, par exemple). Autrement dit, une lacune dans le cadrage et/ou dans la réflexion préalable.

Ainsi en résulte parfois le chaos : chahut dans la classe, processus « anarchiques » de prises de pouvoir, jeunes qui n’y trouvent pas leur intérêt – qu’ils soient « studieux » ou non[*] – voire qui se moquent de ce genre de pratiques (se sentent pris pour des idiots, stigmatisés ou infantilisés ; travaux/projets souvent inintéressants ou faussement proches de leurs intérêts). Cela peut se traduire encore par du simple « désoeuvrage » face à une situation par rapport à laquelle ils ne sont paradoxalement pas préparés. Les travaux de groupe inefficaces manquent d’ailleurs souvent la prise en compte des théories de gestion d’un groupe (définition des rôles, structuration des activités, préparation du travail, feedback réflexif, éventuel médiateur…).

En réalité, il est possible d’avoir travaillé en groupe durant toute une scolarisation sans jamais avoir appris à le faire de manière efficace et/ou respectueuse. A ce sujet, il n’est pas tant question de « recettes » dogmatiques que de balises pour favoriser la parole, l’implication ou encore la répartition des tâches.

Il peut en résulter par conséquent une perte de temps, ainsi que des dispositifs pédagogiques (pour peu qu’on puisse leur donner ce nom) inefficaces, car non formalisés, non régulés.

Notons que s’il en est de la sorte avec des jeunes, que dire des situations de travaux de groupe et de réunions vécues par les adultes ? S’ils n’ont jamais appris à collaborer correctement, comment gèrent-ils de telles situations ? Comment les vivent-ils ? Des pistes de prolongement sont proposées à ce sujet dans cet article.

En football, chacun reçoit une place et des rôles bien précis, malgré une certaine liberté de mouvement : un cadre dans lequel existe une marge de manœuvre est défini, par rapport à une tâche qui nécessite un travail collectif.

Quelles sont les causes de cette inefficacité parfois observée ?

Il arrive que ce genre de travaux ne soit pas suffisamment cadré (formalisé, régulé).

Les raisons peuvent être multiples dans le cadre scolaire : cela peut être notamment parce qu’il n’est pas toujours pris au sérieux, tant par les élèves que par les enseignants et pédagogues (nous le verrons, ces considérations concernent aussi le monde du travail), mais pas uniquement…

Un apprentissage à part entière ?

On pourrait tout simplement se demander, si les travaux de groupe concernent bien un ensemble de compétences à part entière à développer, dans quelle mesure lesdites compétences ne devraient pas faire l’objet d’un apprentissage à part entière également, et non d’un apprentissage « périphérique » à une autre activité pédagogique.

Dans une équipe de football, il y a des attaquants, des défenseurs, un gardien, etc. Il y a plusieurs manières de positionner son équipe, et des rôles sont donnés à chacun en fonction de sa position. Dans une classe, il arrive que l’on décrète à un moment donné que tel exercice sera fait en sous-groupes. Pas davantage de définition des rôles, des positions, des consignes. En général, le seul résultat final (centré sur une production matérielle, extérieure au travail de groupe en tant que tel) est évalué, pour peu qu’il y ait une appréciation digne de ce nom (or, comment évalue-t-on la compétence de coopération / collaboration s’il n’y a pas de retour évaluatif sur le processus, qui soit autre que du déclaratif enrobé de guimauve ?).

Des connaissances lacunaires

Certains professeurs ne réfléchissent pas au préalable à la pertinence du travail qu’ils proposent. Plusieurs envisagent d’ailleurs ce moment du travail de groupe comme un répit dans la journée, un moment où il ne faudra pas sans cesse cadrer. De plus, au lieu de corriger 20 productions, l’enseignant ne devra en corriger que 4 ou 5 de la même longueur, ce qui est un bénéfice au niveau du temps de correction (qu’il ne faut pas mépriser). On pourrait cependant se demander à ce sujet quelle est la véritable plus-value du travail de groupe, si in fine les élèves produisent quantitativement moins de copies, lorsque celles-ci ne comportent même pas de plus-value qualitative.

Dans son blog, Marcel Lebrun – pourtant partisan de ce type de pédagogie – écrit ceci :  

[…] Il existe aussi des savoirs sur les savoir-faire […] La méthode repose sur des savoirs et celle-ci, comme nous l’avons dit plus haut, ne transpire pas automatiquement de compétences. Si les savoirs sur la méthode sont utiles en amont, la réflexivité sur l’activité entreprise est impérative afin d’assurer un apprentissage profond, une intériorisation des compétences exercées. Un travail de groupe, opération riche de conflits socio-cognitifs et divergente s’il en est, doit se clôturer par une phase de convergence, de réflexivité, de regard en arrière sur le chemin parcouru, de synthèse.

Le travail de groupe comme répit

Notons également la question de l’injustice potentielle de ce type de dispositifs. Le bénéfice du gain de temps et du répit obtenu par le professeur est comparable au grand arbitraire de la même note que recevront tous les membres d’un groupe si des critères et indicateurs n’ont pas préalablement été définis clairement, certains ayant plus travaillé/coopéré que d’autres, certains ayant été plus agréables que d’autres, etc. Une manière consiste d’ailleurs à ne pas noter systématiquement les travaux de groupe, mais à interroger sur ceux-ci lors d’une évaluation, par exemple.

Des infos souhaitées

Nous avons déjà évoqué l’habitude des élèves ou étudiants à aborder ces tâches sans consignes, sans règle, etc. Et donc, à pouvoir glander ou prendre le pouvoir comme bon leur semble, tout en dénigrant la tâche à accomplir. Il est possible de soulever des observations similaires dans certaines entreprises : les travailleurs, non-formés à une dynamique de groupe efficace, au final, ne gagnent aucun temps, mais y perdent au contraire à cause du chaos organisationnel et relationnel que l’interaction groupale suscite.

Contrairement à certaines idées reçues, j’ai pu observer qu’une partie significative des élèves ou des étudiants est très critique par rapport à ces pratiques, et qu’ils n’en retirent pas tout ce qu’ils pourraient (ou du moins tout ce que l’on voudrait qu’ils retirent, vu de l’extérieur). Là encore, des parallèles peuvent être dressés en situation de travail. Souvent, l’encadrement – au moins lors de l’apprentissage de ces compétences sociales – est non seulement souhaitable, mais aussi souhaité par ceux qui pourraient être « soumis » à ce cadre : les consignes doivent être clarifiées, ainsi que les manières de procéder.

Une réflexion pédagogique globale et critique

Bien sûr, il faut varier les pédagogies (l’exposé magistral suffit rarement, malgré l’opinion du sens commun et de beaucoup d’enseignants, malheureusement), mais il ne suffit pas de faire discuter des élèves entre eux pour obtenir un meilleur résultat à une tâche donnée, au contraire. Mon mémoire (2009) sur l’esprit critique des jeunes par rapport à la recherche de sources fiables sur Internet en est un indicateur : après réflexion groupale sur base d’une tâche réalisée individuellement, l’absence d’amélioration a été globalement constatée et s’est traduite notamment par une diminution des performances chez certains groupes. En d’autres termes, il y a des situations où l’apprentissage par groupes ne fonctionne pas. Comme il y en a où l’apprentissage magistral est limité également (cf. Idées reçues, savoirs morts et inégalités en enseignement (2010)).

C’est valable également pour toute pédagogie qui se voudrait du « learning by doing » : un cadre minimum serait nécessaire (cf. Pédagogie des formations professionnelles : discours sur la méthode). La méthodologie n’est pas mauvaise en soi, mais nécessite d’être combinée avec d’autres dispositifs didactiques.

Quelles pistes de solutions ?

Plusieurs dérives possibles ont été relevées :

  1. Absence de gain de temps/de plus-value pour les élèves – ou membres du groupe dans le cas d’une entreprise (voire perte : chacun aurait peut-être pu fournir un travail plus élaboré en étant seul)
  2. Absence d’apprentissage d’une méthode pour ces mêmes élèves (cette condition d’apprentissage progressif d’une méthode pourrait légitimement neutraliser l’absence de gain de temps dans la réalisation du travail)
  3. Arbitraire d’une évaluation commune à tous les membres d’un groupe (injustice) et répartition du travail inéquitable
  4. Stress, nervosité et désorganisation interne des groupes

D’un autre côté, on ne peut blâmer les professeur/formateurs de désirer de temps à autre un peu de répit. Il est nécessaire de « casser le rythme », de diversifier les approches (certaines convenant mieux à d’autres, sachant que des catégories d’individus sont globalement privilégiées par certains systèmes d’apprentissage), etc.

C’est l’occasion pour les enseignants et les élèves de relâcher la pression : parler du week-end, souffler. Ce n’est pas une règle ou un objectif explicites de l’école, mais ces moments « blancs » peuvent être nécessaires comme « soupape de sécurité », un vendredi en dernière heure, par exemple. Il faut prendre en compte ce fait : il existe des contextes dans lesquels il peut être bon de « ne rien faire » – ou du moins de faire autre chose que du « pur contenu », qui ne s’apparente pas seulement à une non-tâche.

Sachant que le fait de préserver l’attention et la motivation d’ un auditoire complètement hétérogène est un défi permanent, il est question d’un savant dosage entre les rythmes et les méthodes.

Pourquoi est-il nécessairement mal vu de permettre des moments de « pause », de plus grande liberté qui peuvent n’avoir comme seule finalité (et c’est déjà pas mal !) que celle de favoriser la vie en commun, la communication entre les personnes, la connaissance de chacun ? Pour peu, bien sûr, que cela soit appréhendé comme tel (et donc, dans certains cas, non sanctionné par une note potentiellement inique).

Plusieurs pistes s’offrent à la réflexion, en prenant en compte à la fois l’expérience des limites de cette méthode – lorsqu’elle se suffit à elle-même – et certaines références concernant la dynamique des groupes ou dans les entreprises :

  • Ne faire du travail de groupe que lorsque les tâchent ou le contexte se prêtent à la confrontation d’opinions ou à une bonne (claire et bien délimitée) répartition des tâches, permettant une plus-value (cognitive ou matérielle).
  • Expliciter les dynamiques de groupes, les démarches et processus d’acquisition du savoir, de prise de décision collective, etc. Les méthodologies de travail en groupe peuvent elles-même faire l’objet d’un apprentissage.
  • Répartir (et apprendre aux élèves à répartir !) les tâches et les rôles : il faut distinguer la production (la tâche) et le relationnel, et désigner des responsables avec des rôles bien délimités. Un souci est qu’en forçant le trait, les professeurs eux-mêmes ne sont pas toujours formés à la dynamique des groupes, ou le sont mais n’en font qu’à leur tête (considérant cela comme un « acquis », par exemple). Ils peuvent également manifester une opposition à cet égard (à partir du moment où quelqu’un est dans « le monde du travail » et a « de la bouteille », il peut devenir plus imperméable aux apports de l’extérieur, cf. notamment Esprit critique et contenus d’enseignement prémâchés).
  • Ne pas évaluer que le fruit du travail de manière générique (production écrite émanant du groupe…), mais proposer également un feedback individuel sur la réalisation de celle-ci (apprentissage centré sur la méthode).
  • Cadrer en cours de réalisation (passer dans les bancs, fournir des grilles/tâches précises, forcer au compte-rendu…).
  • Pousser à des attitudes positives (il y a aussi des savoirs sur les « savoir-être », c’est-à-dire les attitudes): tout le monde n’a pas un « droit de contrôle » sur ce que font les autres, par exemple (répartition claire des rôles, quand cela s’y prête). Pousser à la confiance, mais aussi à l’investissement individuel (en complément d’une note individualisée, si note il y a) et à l’écoute.
  • Favoriser la réflexivité de chacun, c’est-à-dire le questionnement des membres du groupe sur leurs propres démarches, sur leurs modes de fonctionnement.

Ce ne sont là que des pistes en vrac, parmi d’autres, mais qui montrent le chemin parfois encore long que certains élèves, professeurs, mais aussi travailleurs et directeurs ont à faire afin de réaliser des activités de groupe véritablement efficaces, ne serait-ce qu’en termes « humains », de rencontre, de décentrement de son point de vue et d’humilité.

Cf. également cet article de La Tribune selon lequel le travail de groupe nuirait (notamment) à la créativité. Cet article peut se voir complété par celui de l’Express, sur base principalement étude de la Virginia Tech Carilion Research Institute (« Group settings can diminish expressions of intelligence »). Dans une étude publiée en 2010 par le cabinet Robert Half, un pourcentage significatif de salariés pointent plusieurs écueils rencontrés en réunion (outre le fait que l’étude parle par ailleurs de « réunionite ») ; absence d’ordre du jour, manque de préparation de la réunion, manque de cadrage de celle-ci, etc. Qu’il s’agisse d’une classe ou d’une équipe de travail, il est donc important de réfléchir à la pertinence des dispositifs de travail en groupe, ainsi qu’à leur méthodologie.

En règle générale, il serait adéquat de réfléchir aux moments durant lesquels celui-ci est pertinent ou non.

Dans cette mesure, le travail de groupe, à un dosage bien délimité, peut mener à des résultats bien plus porteurs que ceux obtenus actuellement. Comme pour tout dispositif didactique, il convient cependant d’en réfléchir la pertinence en amont, en fonction d’objectifs et de critères bien définis.

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[*] Mise à jour 2013 : le fait que certains n’y voient pas leur intérêt peut être illustré entre autres par cette prise de position d’un diplômé qui se considère manifestement comme un travailleur. Cette opinion procède par idées reçues réductrices et par généralisations abusives. Le propos de fond de l’article n’est pas totalement faux, mais manque – outrancièrement – de nuance et d’humilité, dénonçant « au passage » des pratiques de professionnels et des politiques éducatives sans en connaître tous les tenants et aboutissants. L’auteur se situe globalement à la limite du mépris, qualifiant la plupart des profs d’incompétents, les autres étudiants de touristes et revendiquant un individualisme élitiste.

Si cet article montre que son auteur n’a effectivement retiré aucun goût pour la collaboration (ses études, « il ne voudrait pas avoir à les refaire ». Il considère qu’il a été entouré de « touristes » profiteurs « trop passifs » et qu’en réalité, il s’est globalement formé seul) et pourrait sans cela mener à une véritable discussion de fond, ouverte et nuancée, il fait fi de nombreux enjeux éducatifs et des contingences de terrain, en instituant notamment une vision individualiste élitiste de la société (sélection plus stricte à l’entrée + soumission de l’enseignement à l’évaluation de cette crème des apprenants).

Pour aller plus loin dans cette réflexion, cf. catégorie Enseignement.