Faut-il « en finir » avec Arendt ?

Pendant 6 ans, mes étudiants ont bouffé de la philo d’Hannah Arendt, dont je développe le concept de « banalité du mal » sur mon site également.

Récemment, j’ai vu une publication très critique à son égard, sur Twitter, la qualifiant de « raciste d’extrême-droite ».

Ceci m’a laissé un sentiment mitigé.

D’un côté, il me parait important de présenter cette facette de la réflexion philosophique, et plus spécifiquement de discuter du caractère douteux de certaines thèses philosophiques. Il n’y a personne dont les idées soient « intouchables » en philosophie.

D’un autre côté, je pense que les enjeux autour de la réappropriation de l’œuvre d’Hannah Arendt valent toujours le coup d’être étudiés et discutés. Je ne crois pas qu’il faille éliminer absolument tous les discours problématiques. Il me semble plus fertile de tâcher de les comprendre avec une distance critique, d’autant plus lorsque ceux-ci se prêtent à un débat d’idées (dans les limites du dialogue constructif et dans une certaine mesure).

[Mise à jour 2023] En 2022, Vincent Cespedes a apporté des précisions en ce sens par rapport à son thread :

Oui, « en finir » avec un mythe, c’est-à-dire – à la suite de nombreux travaux critiques, dont ceux d’E. Faye, mais aussi de beaucoup d’autres, cités dans le thread) –, la lire sans dévotion, l’étudier précisément, en profondeur. Aucune « interdiction » donc : bien au contraire ! (Cespedes, V., 2022)

De ce fait, il faudrait que je me penche plus longuement sur le sujet et que je mette à jour mes contenus liés à Arendt, le cas échéant.

Oui, il faut critiquer les thèses d’Arendt !

En guise de première réflexion à chaud, je commencerais par noter plusieurs lectures possibles des auteurs incriminés (ici, Heidegger et Arendt), c’est-à-dire plusieurs rapports plus ou moins critiques à leurs œuvres.

Par exemple, tout en rejetant fermement les dérives heideggeriennes (en ce comprises celles intrinsèques à ses écrits !), il me semble dommage de faire l’impasse sur la pensée métaphysique de l’être humain dans sa temporalité et son influence sur d’autres auteurs, tels que Sartre par exemple… Oui, Sartre, le mec qui a fricoté avec Castro et qui a « défendu la pédophilie » avec un paquet d’autres intellectuels français, genre de Beauvoir, Foucault, Barthes, Deleuze, etc. On n’est pas rendus… !

Il s’agit de faire preuve de discernement, non pour (continuer à) vénérer des autrices et auteurs dont la personnalité, les engagements et les thèses sont problématiques, mais simplement pour faire la part des choses entre ce qui doit être rejeté et ce qui peut (continuer à) faire l’objet d’une certaine réappropriation critique par la pensée philosophique contemporaine.

> A propos d’Heidegger et du nazisme (Wikipédia)

Je trouverais dommage de reléguer Platon (et donc Socrate), Descartes et Kant aux oubliettes. Eux aussi ont pourtant tous les trois écrit de belles conneries (des trucs faux) et développé des discours réactionnaires, voire spécistes ou même racistes ! Ce serait dommage non parce qu’il faut à tout prix les idolâtrer, mais parce que leur pensée est réappropriée autrement aujourd’hui, et que celle-ci a eu une certaine influence qu’il convient de comprendre. Plus précisément : des fragments de leur pensée font l’objet d’une réappropriation critique aujourd’hui.

Bien sûr, cela peut mener à remettre en question leur statut « d’incontournables » vis-à-vis d’autres philosophes et d’autres courants de pensée au moins tout aussi pertinents.

[Mise à jour 2023] Les clarifications apportées par V. Cespedes à propos de son thread sont en accord avec les propos ici développés.

Kant n’aimait pas la branlette et était un poil raciste.

A propos du conservatisme, du racisme et du totalitarisme de Platon : un article, un autre et encore un autre.

« […] le père s’habitue à devoir traiter son fils d’égal à égal et à craindre ses enfants, le fils s’égale à son père, n’a plus honte de rien et ne craint plus ses parents, parce qu’il veut être libre ; le métèque [563a] s’égale au citoyen et le citoyen au métèque, et la même chose pour l’étranger.

C’est bien ce qui se passe, dit-il.

À tout cela, dis-je, s’ajoutent encore ces petits inconvénients : le professeur, dans un tel cas, craint ses élèves et les flatte, les élèves n’ont cure de leurs professeurs, pas plus que de tous ceux qui s’occupent d’eux ; et, pour tout dire, les jeunes imitent les anciens et s’opposent violemment à eux en paroles et en actes, tandis que les anciens, s’abaissant au niveau des jeunes, se gavent de bouffonneries [563b] et de plaisanteries, imitant les jeunes pour ne pas paraître désagréables et despotiques ».

Platon (République, VIII)

Platon, raciste et réactionnaire.

Socrate, quant à lui, est souvent présenté dans le sens commun comme un parangon de vertu procédant uniquement par questionnement visant à « accoucher les esprits »… Mais les textes de Platon mettent également en scène un redresseur de torts qui ne serait finalement rien de plus qu’un très bon sophiste parmi les sophistes ! En réalité, s’intéresser à la philosophie, ce n’est pas déifier ou vénérer des philosophes, mais c’est étudier leur pensée et pondérer leur pertinence par rapport à des questions spécifiques.

A ce titre, je pense, contrairement à l’auteur du tweet, que la plupart de celles et ceux qui apprécient des idées issues ou résultant de l’œuvre d’Arendt – dont je fais partie – en apprécient une certaine lecture, sans faire fi de l’antisémitisme (et encore moins l’excuser) que l’on pourrait imputer à certaines prises de position, par exemple. Pour le dire autrement : des lectrices et lecteurs contemporains qui soutiennent des concepts avancés par Arendt sont loin de l’idolâtrer en tant que personne, dans l’absolu par rapport à toute son œuvre ou tous ses engagements, et ce sans distinction quant à ses écrits et à leur portée.

Ceci dit, je suis d’accord que ceci doit être mis en perspective avec l’ambivalence qui est reprochée à la philosophe, et ce déjà à l’époque, y compris entre autres par Hans Jonas. De même, l’étude des liens entre les idées politiques ou morales d’une personne et ses propres comportements et engagements me semble forcément intéressante.

Bande annonce du film « Hannah Arendt »

Selon moi, le thread partagé en début d’article est déforcé par un mélange entre des éléments sérieusement étayés et des arguments moins solides ou rigoureux. Ce thread procède par slogans et comme un mille-feuilles argumentatif : il comporte des caricatures (généralités abusives, aspect réducteur du format ou des lectures qui peuvent en résulter), des inexactitudes (ou du moins interprétations partiales et parcellaires) et des éléments de rhétorique provocateurs (même si ceux-ci ont pu faire l’objet de clarifications ultérieures). Néanmoins, on ne peut en présumer pour autant l’innocence de l’auteure quant aux principales accusations qui y sont développées. Je le réécris : une remise en question de ses positionnements philosophiques et politiques me semble bienvenue.

[Mise à jour 2023] Lire aussi Le livre qui bat en brèche les théories d’Hannah Arendt sur l’antisémitisme (Le Figaro, 2023) à propos de l’ouvrage de Michel Dreyfus, Hannah Arendt et la question juive : pour une relecture, PUF, 2023.

Le concept de banalité du mal demeure éclairant pour moi

Je continue malgré cela de penser que le concept de banalité du mal est éclairant pour comprendre certains phénomènes. Cf. mes articles à ce sujet (ainsi que ceux mentionnant Arendt).

> Lire notamment : Questions d’éthique, La banalité du mal revisitée, Etat des lieux de la finitude humaine, Peut-on éviter le questionnement philosophique ? ou encore Qu’est-ce que l’existentialisme ?

Cela n’empêche pas, bien entendu, de débattre de la pertinence de ce concept, et notamment de son utilisation comme d’un paradigme explicatif des comportements des criminels de guerre, surtout en regard du zèle d’Adolf Eichmann dans l’extermination méthodique de juifs durant la seconde guerre mondiale. A ce sujet, cf. cet échange avec Baptiste Campion en 2019.

En l’état actuel de mes connaissances et à la lecture des arguments avancés, s’il est indéniable (ou en tout cas très vraisemblable) que le vécu de la philosophe l’a poussée à vouloir comprendre comment des gens qu’elle a appréciés, voire admirés, ont pu soutenir « le mal » (c’est quand même de ça dont il est question), ça ne permet pas pour moi de conclure de manière radicale et univoque que l’on pourrait imputer un antisémitisme d’extrême-droite à tous ses concepts.

Mais surtout je pense qu’une certaine lecture de certains de ses concepts (voyez les pincettes) n’est pas incompatible avec une critique des idéologies / systèmes totalitaires et/ou racistes/antisémites, au contraire : comment certains systèmes et idéologies favorisent-ils – ou non – la déshumanisation ?

En effet, pour moi le concept de banalité du mal permet d’articuler la question de la responsabilité individuelle (choix de « mettre en veilleuse » ou au contraire de faire usage de son jugement moral) à une critique politique de systèmes plus ou moins aliénants ou émancipateurs. Il s’agit de dire qu’aucun être humain n’est bon ou mauvais par nature, et donc que le plus grand mal du monde peut être commis par des personnes lambda lorsque celles-ci mettent leur jugement moral en veilleuse (à ce sujet, découvrir par exemple le concept de désengagement moral chez Bandura).

Cette perception a deux enjeux fondamentaux, à mon sens : plutôt que de s’en remettre à une « fatalité » contre laquelle on n’aurait rien pu faire (« ce sont des monstres », « ce sont des idiots » ou « ce sont des victimes ») :

    • d’une part, penser qu’il est possible de développer des habitudes éthiques en première personne (qui n’empêchent pas de garder toujours à l’esprit qu’il ne s’agit jamais d’un acquis). Il est possible d’exercer et d’entrainer une attitude réflexive sur soi-même. Il s’agit de développer une attitude attentive aux impacts effectifs (et potentiels, cf. Hans Jonas à propos de la responsabilité) de nos actes par rapport à nous-mêmes, à autrui (comme individu mais aussi en tant qu’être vivant, en tant que « vie ») et au monde. C’est une invitation éthique, individuelle : la personne humaine dispose d’une marge de liberté qu’il lui revient d’assumer.
    • d’autre part, penser qu’il existe des environnements et des systèmes qui sont plus ou moins propices à l’exercice du jugement moral. Nous sommes ici au niveau du contexte social : il est certain que les différentes situations peuvent aider ou non une personne à se mettre en questionnement sur elle-même. Il est possible de lutter contre les structures qui aliènent l’individu, pensent à sa place ou lui restreignent sa liberté au sens noble. Positivement, cela veut dire que l’on peut favoriser un cadre propice au jugement moral, au niveau politique (au sens noble, en ce compris à travers l’éducation, par exemple).

Qu’est-ce que l’existentialisme ? (2019)

Pour une réappropriation nuancée en philosophie

C’est en tout cas la lecture que j’en avais jusqu’à présent. Mais il est bienvenu de la nuancer plus en profondeur en n’omettant pas les passages problématiques de l’œuvre et des positions politiques de l’auteure.

Pour conclure, ces circonstances m’ont permis de retrouver l’envie d’agir face au marasme émotionnel décrit plus haut. Ce plaidoyer pour la nuance peut s’avérer pertinent et efficace pour aller vers une meilleure entente vis-à-vis du réel. Il est donc non seulement souhaitable, mais il est également possible en pratique. Je me positionne en porte-à-faux face à ceux qui pensent que l’appel à un dialogue nuancé, faisant droit à la complexité du réel, peut être nuisible, même dans des situations d’injustice, même dans des situations d’urgence. Cela n’a rien d’un angélisme idiot. Au contraire : il s’agit alors de faire la part des choses de la manière la plus juste possible afin de résoudre les problèmes, en ce compris lorsqu’il s’agit de dénoncer. Il est question de prendre l’exacte mesure des faits, de les analyser et de les solutionner. Enfin, cela me semble être une façon de faire œuvre d’exemplarité et d’humilité au regard de la complexité du monde.

Plaidoyer pour la nuance (2020)

Comprendre, contextualiser, analyser de manière critique : cela me semble être l’un des enjeux de la démarche philosophique…