Je suis un pot de terre. Je me sens impuissant face aux injustices et aux dysfonctionnements de ce monde.
Pas vous ?
Je crois que je passe trop de temps sur écran. Dehors, il y a du soleil et de la nature. Il y a mes amis et mes proches. Au lieu d’en profiter, je me confronte à un quotidien teinté d’indignations, de révoltes, de nouvelles anxiogènes et de joutes verbales. Les soi-disant débats sont au niveau des pâquerettes, et ce sont les propos les plus extrêmes, caricaturaux et idéologiques qui se démarquent.
Il y a quelques semaines, j’ai entrepris d’écrire un livre à propos de la nécessité de la nuance dans notre monde contemporain. Mais qui suis-je pour écrire cela ? Et à quoi bon ? Cela ne sera-t-il pas – au mieux – qu’une goutte d’eau dans un océan qui ne cesse d’être pollué ? Aujourd’hui, je suis découragé. Si ce livre finit par voir le jour malgré tout, je me dis que ça peut être intéressant de vous en partager le « carnet de route », avec mes doutes et mes difficultés dans sa rédaction. Non pas pour raconter ma vie, mais parce que je tâche de continuer de croire que la transparence et la pédagogie font partie de ce qui peut amener davantage de compréhension, de discernement et de dialogue.
Je ne suis pas seul dans ma situation.
Même si je suis sceptique par rapport à certains slogans simplistes et à d’autres mouvements grégaires qui fonctionnent par la caricature, je me dis que si tant de gens s’époumonent à crier leur colère sur les réseaux sociaux, c’est parce que ces personnes ne savent pas comment faire autrement. Nous sommes plusieurs à nous sentir démunies et démunis face aux grands problèmes de notre époque, des inégalités systémiques aux guerres en passant par la détérioration du climat et ses effets dévastateurs sur la pérennité de la survie des espèces à moyen terme. Nous sommes toutes et tous sensibilisés aux dangers qui nous guettent, à ce qui ne tourne pas rond sur cette planète, mais nous ne disposons pas des clés pour comprendre comment ça fonctionne (*), et encore moins pour infléchir ce fonctionnement de manière constructive et efficace. A mon échelle, je me sens impuissant et démuni lorsque je suis moi-même confronté à des injustices ou des dysfonctionnements que j’ai l’impression d’être le seul à percevoir, à propos desquels j’ai l’impression d’être le seul à m’émouvoir, et que je ne sais pas comment changer…
Mon cerveau cherche en vain des leviers pour changer les choses. Pour moi, c’est important de développer des contre-pouvoirs, d’équilibrer les pouvoirs, et en même temps je me reconnais très peu dans beau nombre d’initiatives citoyennes et militantes que je trouve trop floues ou dont certaines idéologies sous-jacentes me gênent. Je cogite à m’en rendre sot, ruminant des idées en boucle. Elles meurent et re-meurent, aussitôt étouffées dans l’œuf.
Je me rassure en me disant que tout n’est pas pourri, loin de là. Durant mon parcours personnel, j’ai été accompagné ou j’ai pu être entendu par des journalistes, des juristes, des personnalités publiques, politiques… J’ai la chance d’œuvrer dans un contexte associatif, composé de personnes qui n’ont pas abandonné leurs idéaux. Il y a le système, mais il y a aussi des individus.
Parfois, je fantasme sur un renouvellement d’une sorte de franc-maçonnerie ou sur la mise en place d’un Fight Club, selon l’humeur. Je rêve de mouvements solidaires, basés sur l’entraide. Et aussitôt, je doute encore. Je me dis que de telles initiatives courent le risque d’être trop focalisées sur un niveau individuel ou alors, si elles prennent une tournure plus politique, d’être teintées de populisme ou d’idéologies que je ne partage pas.
Comment faire pour que les intérêts défendus par un groupe « solidaire » n’éclipsent pas d’autres groupes ? Sachant que moi-même, je me sens particulièrement révolté par les injustices qui me touchent ou touchent des personnes qui me sont proches. Sachant que moi-même, je ressens l’élan d’éliminer et de détruire « les causes du mal » au nom de ma vision de la justice. Quels garde-fous envisager ?
Se sentir victime d’un système, se sentir persécutée/persécuté ou encore penser défendre celles et ceux qui le sont ne donne pas raison sur tout. Comment se prémunir des problèmes que l’on viendrait à dénoncer ? Comment ne pas sombrer dans des dérives identitaires ? Comment défendre l’équité au nom des membres de la communauté sans empiéter sur les droits des personnes qui n’en font pas partie ? Faut-il penser de manière égoïste dans un premier temps et se souder les coudes entre personnes qui veulent infléchir le système, avant d’envisager une lutte plus universaliste ?
Dans mes rêves, on pourrait dialoguer et changer le monde d’une manière constructive. Celles et ceux qui me connaissent de près savent que j’ai déjà tenté de lancer des projets communautaires dans le passé. Le dernier en date s’appelait Trust, parce que je pense qu’il y a un problème majeur de confiance et de lien social dans la société contemporaine. Son fonctionnement était basé sur le conseil et l’entraide entre ses membres et sur la validation collective d’initiatives citoyennes, le tout sous une forme assez encadrée (Wikipédia fonctionne avec des contributions individuelles, mais aussi un ensemble de règles).
Quelle énergie ça m’a coûté. Pourquoi cela a-t-il échoué ? J’ai des hypothèses, mais je n’en sais rien, au fond.
Dans mes réflexions actuelles, je me dis que de telles initiatives pourraient par exemple formuler des pétitions collectives, interpeller des associations, des journalistes, des avocates et avocats, des politiciennes et politiciens, etc. Idéalement, dans une version mature, des personnes occupant de telles fonctions participeraient au mouvement et y apporteraient leur soutien. De telles initiatives existent déjà, et j’en connais parmi vous qui vont sans doute vouloir m’y recruter (connotation assumée) à la lecture de ces lignes 😉 ! Est-ce égoïste de me demander en quoi elles peuvent m’aider moi et résoudre mes problèmes ? Dans quelle mesure ne serais-je qu’une cheville ouvrière d’une structure qui occulte l’individu ? C’est l’une des tensions à résoudre selon moi : comment le collectif peut aider et reconnaître l’individu, et comment l’individu peut contribuer et reconnaître le collectif ? Car enfin, une de mes hypothèses dans le contexte actuel, c’est que nous manquons d’entraide, de cohésion et de lien social.
Quand j’observe certains mouvements militants, je me rends compte que les relations entre ses membres ne sont pas toujours solides, au contraire. La meute hurle à l’unisson, mais dès qu’un membre s’en écarte ou la remet en cause, il est rejeté. Il y a une forme de particularisme qui fait que l’on se rassemble en fonction d’un « plus petit dénominateur commun ». Dans ces soi-disant communautés, les liens sont précaires : on n’est ensemble que parce que l’on partage le même drapeau. Je pourrais faire partie de mille micro-communautés différentes, toutes orientées en fonction d’une seule cause, monolithique (pour peu que l’on m’y accepte, dans certains cas), ou alors faire partie d’un mouvement « englobant » qui manifeste pour on-ne-sait-trop-quoi, par opposition surtout (contre un système dont les contours sont abstraits ou mal définis). Est-il possible de dépasser cette tension apparente ?
L’unité constructive des pots de terre est-elle déjà née quelque part ? Naîtra-t-elle un jour ?
Bullshit jobs, pollution, gaspillage, spéculation, pratiques nocives sur le plan humain : à l’heure où la survie de l’espèce humaine est en péril, il conviendrait de faire le ménage… « Et si cette activité disparaissait, le monde ne continuerait-il pas de tourner aussi bien (voire mieux) ? »
Je me sens coupable et impuissant face aux défis sociaux, environnementaux et humains auxquels nous sommes confrontés. J’essaie de faire ma part. Mais ça ne suffit pas.
A mon avis, il faudrait dézinguer la spéculation (y compris « décentralisée ») et la surproduction polluante, refonder le travail et sa rémunération sur des critères + sains (bien public vs accumulation de profits), recréer un service public fort (transports, habitat, etc.). Il y a des milliers de serveurs qui tournent pour produire du pognon virtuel, des avions qui volent à vide pour garder leurs slots d’atterrissage, des bots programmés pour scruter le web et y détecter des cibles à extorquer…
Il a tellement à construire, tellement de bras et de cerveaux exploités de façon dysfonctionnelle… Au lieu de passer 2h/jour dans les embouteillages pour aller nuire sciemment à autrui pour faire du chiffre, tu pourrais planter des arbres. Mais pour cela, il faudrait sortir d’un fonctionnement qui favorise ce genre de comportements. C’est décourageant.
(*) C’est une des raisons pour lesquelles je travaille d’arrache-pied pour plus de transparence et de pédagogie, notamment à travers l’éducation aux médias. Je déplore régulièrement que les médias ne prennent pas la peine d’expliquer les choses. Par exemple, la presse parle régulièrement de sujets politiques, mais ne fait jamais la lumière sur comment fonctionne le vote d’une loi au niveau juridique. Combien de citoyens savent ce qui figure dans la Constitution ? Combien savent ce que signifie le mot « réactionnaire » ? Il est postulé que les citoyens ne veulent pas comprendre, et les faits donnent raison à cette prophétie auto-réalisatrice : c’est la dernière une tapageuse qui fait rentrer le pognon, et non l’article froid et complexe. Pourtant, comme on peut être éduqué à une alimentation saine face aux industries fast-food, je pense qu’on peut être éduqué à une information et à une participation citoyenne saines. Autre exemple : pas mal d’enseignants sont démunis par rapport à la difficulté des jeunes à identifier des documents fiables ou à s’approprier des idées sans plagiat. Je pense que pas mal d’entre eux en restent à des injonctions abstraites (« lisez des livres », « le plagiat, c’est mal ») parce qu’eux-mêmes ne disposent pas des ressources pour apprendre comment séparer le bon grain de l’ivraie sur Internet, par exemple. A ce sujet, cf. Critique de l’info : l’outil ultime.