Que peut encore l’éducation aux médias aujourd’hui ?

La réception n’est pas neutre

L’éducation aux médias s’intéresse depuis longtemps à l’influence des médias de masse (la presse).

Ce faisant, elle a pris en compte le fait que la « réception » n’est pas neutre (Lazarsfeld, Katz, Hoggart, etc.), et par conséquent que la question de l’influence n’est pas un processus unidirectionnel allant des médias vers la société. Il s’agit plutôt d’une interaction, comme dans un circuit électrique dans lequel le courant n’atteindrait efficacement sa destination que s’il est porté par un matériau conducteur (Schneidermann).

Nous nous réapproprions les messages des médias en fonction de nos propres prismes, cognitifs, émotionnels et sociaux.

Exemple : l’effet Arte 

Globalement, les individus ont plutôt tendance à déclarer qu’ils trouvent qu’Arte est mieux que TF1. Dans les pratiques, TF1 écrase Arte au niveau des audiences.

Bref, les individus ne sont pas toujours cohérents avec ce qu’ils déclarent. C’est la même chose lorsque les répondants disent qu’ils veulent « moins de people et davantage de politique ». Si on demande aux gens s’ils trouvent mieux les contenus d’Arte ou de TF1, ils vont dire qu’Arte est mieux. C’est socialement mieux considéré de dire que l’on préfère une émission « culturelle » à une émission de divertissement. Et pourtant, les audiences de TF1 écrasent totalement celles d’Arte (c’est ce que j’appelle « l’effet Arte » dans mon premier livre), et la presse people se porte mieux que celle d’actu politique, pour ne citer que ces exemples.

Julien Lecomte, La confiance dans les médias : commentaires de l’enquête Kantar – La Croix 2018 (2018)

Notre rapport aux médias est un marqueur de positionnement social

On pourrait parler aussi d’« effet machine à café ». Il convient de voir les sujets des médias et les opinions par rapport à ces sujets comme des vecteurs de positionnement social, tout comme on méprise l’auto-tune (sur un sujet connexe, cf. cette vidéo de KronoMuzik), que l’on défend une artiste à la mode pour se la jouer jeune et branché (cf. cet article d’un Odieux Connard), ou que l’on dit aimer l’art contemporain même si l’on n’y comprend rien.

Nous sommes tous des émetteurs

Désormais, nous disposons de davantage d’outils techniques pour créer des messages touchant potentiellement une large audience. Nous sommes tous des émetteurs qui (nous) construisons des visions du monde, selon nos propres prismes.

Photo : Oleg Magni

Filmer le réel, c’est le raconter à sa manière, ne serait-ce qu’en sélectionnant et en agençant différents faits. Aujourd’hui, tout le monde peut capter un événement à l’aide de son smartphone, le raconter dans une vidéo, dans une publication sur TikTok ou encore en faire un montage caricatural (un « meme »). Nous sommes tous des émetteurs de contenus qui peuvent atteindre une large audience.

Tout le monde est un média !

En France, le projet de loi dite de « sécurité globale » vise à restreindre le droit de diffuser des images des forces de l’ordre sur le terrain. Les forces de police n’ont pas attendu de nouvelles lois pour adopter elles-mêmes le réflexe de filmer leurs interventions, afin d’opposer ces éléments à ceux diffusés par des militants ou manifestants. En cas de litige, ce sera récit contre récit, une perspective contre une autre. Le policier pourra montrer cette image du militant qui balance un pavé pour justifier son intervention musclée, tandis que le militant affichera les images de ce groupe de flics qui tabassent une jeune maman tombée par terre.

Même si nous nous limitons aux « faits », nous ne sommes pas neutres

Une ligne éditoriale, ce n’est pas neutre.

Le simple fait de sélectionner des faits plutôt que d’autres, des thèmes plutôt que d’autres, ce n’est pas neutre. A ce titre, des sites dits de « réinformation » représentent un casse-pipe pour le Decodex et les autres acteurs de vérification des faits. En effet, plusieurs de ces sites se présentent comme de simples revues de presse. Ils se nourrissent de tous les articles qui vont dans le sens de leur ligne idéologique, peu importe la véracité de ces documents. De ce fait, il leur arrive de publier des articles manifestement faux, mais ils publient aussi des rumeurs, des contenus invérifiables, et même des contenus véridiques. Ils ne racontent pas que des mensonges. Le biais se situe dans la manière dont ils sélectionnent les faits.

De ce fait, l’analyse critique des médias ne doit pas se limiter aux « médias traditionnels », à un certain type de presse, mais au contraire s’appliquer à tout émetteur de contenu (ainsi qu’à la réception).

La manière dont nous construisons ou dont nous nous réapproprions les discours sur le réel est colorée d’un point de vue psychosociologique

De plus, cette déconstruction critique ne doit pas se limiter à la recherche des faits, mais aussi prendre en compte les éléments sociaux et émotionnels qui gravitent autour des médias.

Il est important de comprendre combien les nouveaux médias peuvent nous conforter dans nos visions du monde, en sélectionnant les informations auxquelles nous sommes confrontés selon leur popularité auprès de nos amis, par exemple.

Il est également éclairant d’identifier les dynamiques psychologiques et sociales qui font que l’on adhère ou non à un message, et notamment combien nous pouvons être biaisés en fonction de nos préférences politiques, idéologiques, etc.

Ces dimensions socioaffectives représentent un levier d’action en termes de dialogue constructif.

L’analyse critique des médias / des infos, si elle se veut pragmatique, est aussi une analyse critique de notre relation à ces médias / ces infos

Autrement dit, l’analyse des médias doit être réflexive. Dans un sens élargi, elle nous invite à réfléchir à la médiation des savoirs, soit à la place des intermédiaires (en ce compris entre autres notre propre système perceptif, par exemple) entre nos représentations et le monde.

Peinture : John William Waterhouse

Comment dialoguer de manière constructive ?

En fonction de ces thèses, que faire face à un élève qui défend des propos complotistes, par exemple ? Comment répondre ?

En quoi le complotisme est-il problématique ?

Des pistes pour dialoguer de manière constructive peuvent découler des observations précédentes. On pourrait par exemple formuler l’invitation à comprendre et à discuter des raisons derrière les comportements de partage des fake news ou encore face à l’utilisation de procédés rhétoriques fallacieux. Il s’agit aussi de considérer la dimension socioaffective, émotionnelle, d’un tel échange (empathie / décentration), de se placer dans une posture d’écoute / de questionnement.

Parallèlement à l’idée qu’un même « regard critique » puisse être posé sur un message « mainstream » ou « conspirationniste » (ce qui est un garant de l’impartialité de la démarche), il peut être judicieux de ne pas s’attaquer à une déconstruction « de front » de telle ou telle thèse, mais plutôt d’opérer un travail de fond quant aux ressorts argumentatifs qu’elles supposent. De même, il semble contreproductif, voire fallacieux, d’apposer l’étiquette « complotiste » à tout-va.

Pour aller plus loin : voir l’outil pédagogique que j’ai conçu avec Action Médias Jeunes, dont l’un des « parcours » didactiques interroge ce que pourrait être une gestion constructive des désaccords. Cf. Critique de l’information : l’Outil Ultime.