Le Decodex, un outil pertinent face à la désinformation et aux mensonges sur le web ?

Le Decodex est un outil de « vérification de l’information » diffusé par la cellule des Décodeurs du journal Le Monde. De nombreuses critiques ont vu le jour suite à la mise en place de ce dispositif. En effet, les journalistes du Monde sont accusés d’être à la fois juges et parties, ou encore de conforter un modèle basé sur l’autorité au détriment d’un apprentissage de la critique des sources.

Le Décodex, un outil de vérification de l’information (Le Monde, 2017)

Cet article a deux objectifs. Il s’agit d’une part de prendre position clairement par rapport au Decodex, puis d’autre part de dresser un panorama de ce que j’ai pu lire de plus intéressant à ce sujet (c’est-à-dire des critiques légitimes et/ou constructives).

Une initiative pédagogique à saluer

D’abord, mon avis sur le Decodex. Je trouve que c’est une bonne initiative, et ce principalement pour le volet pédagogique de cet outil. Cf. Décodex : nos conseils pour vérifier les informations qui circulent en ligne (Le Monde, 2017).

Pour moi, c’est un effort didactique qui mérite d’être salué.

Ceux qui connaissent mon site savent que la lutte contre les propos faux et haineux fait partie des sujets qui me préoccupent le plus.

Le problème, c’est que quasiment personne ne lit ces articles techniques, à l’exception de quelques individus extrêmement informés et instruits ou curieux sur le sujet.

Il en va de même de mon premier livre, sur la fiabilité des médias.

Résumé de Médias : influence, pouvoir et fiabilité

Qui lit cela à part les personnes d’ores et déjà sensibles à la chose ? Le problème des mensonges et propos haineux, c’est qu’ils concernent à peu près tout le monde, et que tout le monde n’a pas la même « culture médiatique ». Tout le monde ne dispose pas des connaissances « de base » qui permettent d’évaluer la fiabilité de l’information.

J’ai effectué un travail de communication à plusieurs reprises à ce sujet, sous plusieurs formes. J’ai eu la chance de synthétiser des recommandations dans une mission pour le Conseil supérieur de l’éducation aux médias. J’ai écrit un article sur l’usage de la logique pour évaluer l’information. J’ai même tâché de formaliser simplement et concrètement comment je m’informe moi-même sur le web. J’ai aussi compilé des ressources de fond pour lutter contre les discours de propagande et identifier les articles fallacieux, face à l’absurde des guerres et des attentats. Je suis également partisan de l’enseignement de davantage de méthodologie scientifique pour mieux évaluer l’information. Sans compter mes articles d’analyse critique des médias d’information, ou encore le cours de philosophie des médias et de l’éducation aux médias que j’ai la chance d’assumer en Master en éducation aux médias.

Mais il faut se rendre à l’évidence. La plupart de ces articles sont austères, rébarbatifs, surtout pour un public non-initié ou qui n’est intéressé que de loin. Malheureusement, et bien que je sois un fervent défenseur de la complexité, il faut d’abord simplifier, voire prémâcher le contenu (si vous saviez ce que ça me coûte d’écrire cela…). Il faut commencer par les bases, ces bases dont beaucoup de personnes ne disposent pas. Il faut progresser petit à petit vers plus de nuance, tout en valorisant la diversification des approches et la complexité. Avec des gamins, si on veut apprendre la physique, on ne commence pas par Einstein.

Or, on est face ici à un enjeu majeur, comme le pointe Olivier Cimelière dans un article intitulé Post-vérité, un enjeu crucial que communicants et journalistes doivent résoudre.

> Lire aussi : Antonin Grégoire, Quel est le problème de Lordon avec « Charlot Ministre de la vérité » ? (Medium, 2017)

Bien sûr, les Décodeurs du Monde ont du faire face à un effet contreproductif dans une certaine mesure. Ils se sont pris en pleine face la méfiance qui a été semée et arrosée depuis des années par des pratiques journalistiques dévoyées, teintées d’orientations politiques, de biais idéologiques, de conflits d’intérêts économiques, d’un fonctionnement sur le mode du scoop, du clash et du buzz, etc.

Ils sont les héritiers d’une critique en bonne partie légitime, et du coup ne peuvent apparaître comme étant à-même de se placer en donneurs de leçons. Comme je le dis dans mon article sur la communication, de trop nombreux titres de presse ne se sont pas assez souciés des effets à long terme de leurs errances. Le nez dans le guidon, intéressés par les rentrées immédiates ou soumis à des impératifs les empêchant de réaliser leur mission d’information correctement, ils n’ont pas vu venir un revers qui s’est pourtant construit sur plusieurs années.

Une chose qui m’énerve dans les réactions de certaines personnes qui ont critiqué l’initiative des Décodeurs, c’est qu’elles ne sont pas constructives (j’insiste sur le mot « certaines ». Il n’est bien entendu pas question de tous ceux qui critiquent le Decodex, dont ceux que je cite plus loin dans cet article).

En raison de lacunes du Decodex, certains individus le balaient du revers de la main. Mais qu’ont-ils fait de concret pour lutter face aux propos faux et haineux ? Qu’ont-ils mis en place pour s’adresser à ceux qui se laissent berner par les hoaxes et les faux articles de presse ? A part s’indigner, qu’ont-ils fait pour contribuer à faire reculer les discours populistes ou enrayer la diffusion d’articles dégueulasses dont la véracité importe peu à leurs auteurs et à leurs audiences ?

Bref, ce qui m’irrite, c’est que beaucoup de ces personnes sont dans une posture « destructrice ». Certains commentateurs semblent sombrer dans des querelles quasiment interpersonnelles. Or, dans le contexte actuel, cela me semblerait beaucoup plus porteur d’être constructif. D’autant plus que Samuel Laurent (de la cellule des Décodeurs du Monde), entre autres, s’est montré plusieurs fois ouvert aux critiques visant à améliorer le dispositif, et que ce dernier a d’ores et déjà évolué (voir aussi ce débat entre S. Laurent, L. Merzeau et F. Ruffin en février 2017 sur Arrêt sur images). Son équipe et lui effectuent par ailleurs un travail louable au quotidien face à la désinformation.

Il invite d’ailleurs à prolonger cette initiative, et à démultiplier ce type d’outils. En ce sens, le Decodex a donc aussi le mérite d’amorcer un mouvement et un positionnement des acteurs face à la désinformation.

> Mise à jour 2018 : Adrien Sénécat et Samuel Laurent, « Le Décodex a un an : ce qui a changé depuis son lancement » (2018)

Des critiques légitimes

Bien sûr, il y a de nombreuses critiques constructives et légitimes sur le Decodex. Cet outil n’est pas la panacée. Il souffre de biais et d’imprécision au niveau de ses indicateurs. Certains voient même en lui un frein à l’exercice de la réflexion critique individuelle.

Plusieurs articles ont pointé avec plus ou moins de pertinence et de manière plus ou moins constructive ses différentes lacunes. Je ne vais pas réinventer la roue et simplement reprendre ceux qui m’ont paru les plus étayés. Je vous encourage vivement à les lire afin de mettre en perspective la problématique du Decodex (et par la même occasion, d’éviter de m’attribuer un point de vue qui ne serait pas le mien). Cette recension ne prétend pas épuiser la complexité du questionnement. J’épingle ici une sélection :

De nombreux liens peuvent être effectués entre ces articles et des notions abordées dans mon cours d’épistémologie et éthique des médias et de l’éducation aux médias (Questions d’épistémologie) : vérité comme adéquation, cohérence ou consensus, objectivité et subjectivité, neutralité comme « non engagement », idéologie du « fait vrai », constructivisme en épistémologie, perspectivisme, tension entre émancipation et aliénation, rôle de contre-pouvoir ou au contraire de « chien de garde » du pouvoir de la presse, etc.

Carte conceptuelle du cours de philosophie et éthique des médias et de l’éducation aux médias – cliquez pour agrandir

Présupposés épistémologiques en journalisme et en éducation

Présupposés moraux en éducation et en journalisme

> Deux articles de fond analysant les présupposés de certaines pratiques journalistiques, rédigés respectivement par Céline Pierre et Carmen Michels, peuvent permettre de comprendre comment mettre en perspective ces notions philosophiques.

En mars 2017, Le Monde prend position en reconnaissant plusieurs lacunes dans le dispositif et promet que celui-ci va évoluer.

> Arrêt sur Images, Décodex : la fin du label vert (Arrêt sur Images, 2017)

Le 16 mars 2017, une « version 2 » du dispositif voit le jour, accompagnée de clarifications : Le Décodex évolue, dix questions pour comprendre notre démarche (Le Monde, 2017).

Le risque de brader l’esprit critique ?

Ce que les critiques de cette initiative soulèvent par ailleurs, c’est le risque de « brader » l’esprit critique : Le CorteX, Grande braderie de l’autodéfense intellectuelle (Cortecs.org, 2017). Cet article aborde un débat important et passionnant sur ce que recouvre « l’esprit critique » et son apprentissage, contre les risques de dévoiement partisans et biaisés. Cela rejoint des enjeux que je relève également déjà dans mon mémoire (2009), dans mon dossier sur les apprentis sorciers de l’éducation aux médias (2014), dans « Sur la réflexivité dans les pratiques d’éducation aux médias et à l’information » (Mediadoc, 2014). Jacques Piette pointait déjà ces enjeux en 1996. Plus largement c’est la question de la connaissance fiable notamment…

Je ne pense pas que le travail effectué par les Décodeurs du Monde nuise à l’enseignement de l’esprit critique, bien que celui-ci colporte probablement des idéologies journalistiques et soit sujet à débats. Toutefois, il est clair que pas mal d’institutions plus ou moins légitimes ont tendance à revendiquer la « possession » et les aptitudes à « transmettre » cet esprit critique, ce qui n’est pas sans risque.

A propos de la place de l’esprit critique en éducation aux médias, lire par exemple ceci.

Un blason à redorer, sur le long terme

Pour les acteurs qui veulent repositionner le journalisme comme un vecteur d’émancipation et non d’aliénation, il y a encore beaucoup de travail. Cf. Baromètre des médias, l’intérêt des Français pour l’actualité au plus bas depuis 2002 (La Croix, 2017).

> Lire Comment « journalopes » et « merdias » se sont répandus sur les réseaux sociaux

Des termes (orduriers) comme « merdias », « journalopes » (ou « gauchiasse ») semblent se populariser, comme le relève cet article. Je lis pas mal d’opinions fustigeant les biais des médias, la « post-vérité », etc. (lire cet article de Samuel Laurent : la post-vérité, les médias, le fact-checking et Donald Trump).

Or, peu semblent prendre en compte le fait que les biais de « la » presse reflètent certains de « nos » propres biais sociocognitifs. Certains qui accusent la presse d’être indigne de confiance colportent des mensonges plus gros qu’eux, sans les remettre en cause… Cf. notamment mon dossier sur les propos faux et haineux.

La critique des médias doit continuer, mais elle doit aussi s’accompagner de la critique de notre propre rapport aux médias / à l’info…

Un travail éducatif et qualitatif

C’est l’une de mes thèses principales : l’analyse critique de l’info doit s’enrichir de l’analyse de notre propre rapport à l’info. Un mensonge ne pose pas problème si personne n’y croit. Comment se fait-il que certains ne changent pas d’avis en dépit des faits ou de la logique ?

Les idéologies et les biais cognitifs sont d’autant plus tenaces qu’ils sont difficiles à identifier et à réviser en première personne. Pour le dire plus simplement, c’est plus difficile de constater que l’on a soi-même tort que de constater qu’une autre personne a tort.

Cf. Michael Schermer, « Pourquoi les faits ne suffisent pas à convaincre les gens qu’ils ont tort » (Pour la science, 2017)

« To the extent that confirmation bias leads people to dismiss evidence of new or underappreciated threats—the human equivalent of the cat around the corner—it’s a trait that should have been selected against. The fact that both we and it survive, Mercier and Sperber argue, proves that it must have some adaptive function, and that function, they maintain, is related to our “hypersociability.”

Mercier and Sperber prefer the term “myside bias.” Humans, they point out, aren’t randomly credulous. Presented with someone else’s argument, we’re quite adept at spotting the weaknesses. Almost invariably, the positions we’re blind about are our own.

A recent experiment performed by Mercier and some European colleagues neatly demonstrates this asymmetry. Participants were asked to answer a series of simple reasoning problems. They were then asked to explain their responses, and were given a chance to modify them if they identified mistakes. The majority were satisfied with their original choices; fewer than fifteen per cent changed their minds in step two ».

Source : Kolbert, E., « Why Facts Don’t Change Our Minds » (2017) – Traduction du titre : « Pourquoi les faits ne nous font pas changer d’avis ».

> « How do readers react to political news they don’t like? They ignore it ». Lire : We Avoid News We Don’t Like. Some Trump-Era Evidence (The New York Times, 2017)

La vidéo ci-dessous explique très bien en quoi le fait d’être très cultivé, instruit et d’avoir un quotient intellectuel élevé ne nous préserve pas du « point aveugle ».

Dans mon premier ouvrage, je constatais combien certaines attitudes de confiance ou de méfiance ne reposaient pas sur des faits ou des arguments rationnels.

Il s’agit de nos « bulles de filtre », ce qui rejoint les notions de perspectivisme et de constructivisme en épistémologie (cf. Enjeux épistémologiques et éthiques des médias et de l’éducation aux médias).

Enfin, dans mon dossier pour lutter contre les propos faux et haineux, je défendais la thèse selon laquelle cette « lutte » implique un travail de fond, qualitatif et sur le long terme. Elle suppose l’action conjointe de différents acteurs, politiques, éducatifs, culturels, etc. Cela implique qu’il est peut-être temps de ne plus se tirer dans les pattes, alors que la haine, le simplisme et le populisme semblent progresser…

Lutter contre la haine de l’autre : des enjeux de société

Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »

Un commentaire

  1. Quelques pistes – en vrac et sans prétention – pour améliorer le dispositif de classement du Decodex :
    – Davantage de transparence quant aux critères ayant permis de catégoriser un site, au cas par cas. Comme le dit lui-même Adrien Sénécat, cela suppose un gros travail d’enquête, principalement pour repérer, signaler et archiver les pratiques fallacieuses de certains sites qui modifient ou suppriment en douce leurs contenus faux.
    – Une explication plus étayée des raisons ayant mené à ce classement (ex. litigieux : Inverstig’Action voire même ReOpen911). Dire quels contenus faux le site a partagé. On ne peut pas se baser uniquement sur la réputation d’un site ou son auteur, sans donner ne serait-ce que l’un ou l’autre exemple de contenus trompeur.
    – Un historique de la prise de décision et de son évolution (relier davantage la décision de classer en rouge ou orange aux articles de debunking existants, et éviter d’opérer un classement « radical » si ceux-ci n’existent pas). Un ami écrit à ce sujet : « Il y a quelque chose à faire de cet outil décodex (dont j’avoue ne pas me servir, je fais bien ce que je veux, je lis ce que je veux), probablement pas sur le registre de la vérité, en effet, mais plutôt d’un point de vue méthodologique. Il pourrait même être un instrument plutôt humble d’explicitation des vérifications opérées, une historisation des problèmes constatés sur une source ou l’autre, et pourquoi pas du Monde lui-même. Un outil de distanciation ».
    – Une catégorisation moins « binaire » et plus qualitative, qui distingue différents types de sources (exemple, différents types de presse mainstream, différents sites militants, etc.), permettant également une catégorisation multifactorielle (ex. litigieux : presse mainstream. Samuel Laurent a justement écrit un article montrant qu’un titre de presse n’est pas l’autre. Les journalistes du Monde sont dans une position délicate ne leur permettant pas de « flinguer » des titres concurrents…) [edit : la disparition de la catégorie « verte » semble pour moi une évolution positive en ce sens].
    – Face aux conflits d’intérêts avérés ou supposés, établir des partenariats avec des instances « impartiales », un conseil de déontologie, des membres de la société civile, etc. (ex. litigieux : Doctissimo) [edit : Le Monde a annoncé en mars 2017 sa volonté de collaborer au projet CrossCheck, avec d’autres médias].
    – Par rapport à l’idée de Wiki, établir une liste de critères extrêmement stricte et rigoureuse afin d’éviter une bipolarisation idéologique des classements.
    – Par rapport aux cas litigieux spécifiquement, faire appel à des figures de référence extérieures pour valider ou nuancer le jugement.
    – Cadrer le Decodex comme étant « le point de vue des décodeurs » et encourager encore plus explicitement le libre-arbitre (assumer une perspective particulière, montrer que le Decodex et ses conseils sont des indicateurs et qu’il ne s’agit aucunement de censure).
    – …

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