Financement et indépendance de la presse : la fiabilité et le pluralisme sont-ils menacés ?

J’ai répondu aux questions de Thomas Van Britsom dans le cadre de son travail de fin d’études en journalisme.

Le fait que le paysage médiatique se recompose autour d’industriels ou de financiers met-il en danger le pluralisme des médias ?

Oui, forcément. Les médias offrent à voir des points de vue sur la réalité. Or, s’ils sont dirigés par de grands industriels et alimentés par des journalistes (en général assez diplômés), il se peut qu’ils fonctionnent en système clos, sans parfois même s’en rendre compte.

En plus de collusions, de pressions ou de valorisations plus ou moins conscientes de certaines idéologies ou actions politiques et économiques (cf. notamment à ce sujet Les nouveaux chiens de garde de Serge Halimi, ou encore les premiers chapitres de Médias : influence, pouvoir et fiabilité), il y a un risque d’être déconnecté d’une partie de la réalité. C’est aussi à cela que l’on fait référence lorsque l’on parle de « bulle de filtre » ou de « chambre d’écho » : même « de bonne foi », un individu ne se rend pas nécessairement compte qu’il est tributaire d’un point de vue particulier, d’une approche particulière…

Développer la capacité à changer de point de vue : les enjeux de la « décentration »

L’information peut-elle être manipulée voire cachée en fonction des accointances politiques ou financières du patron qui est à la tête du groupe de presse ?

Il peut y avoir des pressions plus ou moins explicites, oui, pour mettre en avant ou occulter certaines informations. Cela va des poignées d’amour de Sarkozy gommées dans Paris Match à la publicité pour les produits d’Airbus (EADS) ou de Dassault (tiens, des patrons de presse sont ou étaient aussi actifs dans l’aéronautique ?).

> Mise à jour 19/06/2017 : Le Figaro en pince pour les avions de chasse Dassault (2017)

Pensons aussi à l’écrémage récent sur Canal+ après l’arrivée de Vincent Bolloré : on garde les « pitres » de service, d’autant qu’ils rapportent de l’argent, mais on vire ceux qui peuvent susciter une critique politisée.

Nous ne parlons même pas ici de véritables conflits d’intérêt. Sur des sujets comme l’impôt, la délocalisation, la fraude sociale ou fiscale ou encore la vente d’armes, par exemple… Il se peut qu’un actionnaire soit « mouillé » dans certaines affaires. Le journal pourra-t-il en parler ?

> Lire aussi Claude Baudry, « Aujourd’hui ce sont les milliardaires qui vous informent » (L’Humanité, 2016)

> Mise à jour 12/10/2017 : Aude Lancelin, « Sept idées fausses sur les médias » (2017)

N’est-il pas plus simple de « distraire » l’opinion publique par une ligne éditoriale de pur divertissement, ou au contraire par des thématiques anxiogènes, en prenant soin de désigner un coupable de ce climat de crise (les chômeurs, les immigrés…) ?

Néanmoins, il ne faut pas oublier que les journalistes ont aussi leur propre conscience. Ce sont des individus comme les autres. Je me souviens entre autres de journalistes du Figaro qui ont tenu tête à Etienne Mougeotte en revendiquant qu’ils ne voulaient pas faire du journalisme à la solde d’un parti (en l’occurrence pour Sarkozy). Le Figaro revendique sa position à droite, mais plusieurs journalistes souhaitaient que leur travail ne revienne pas à relayer la communication d’un parti… Cela ne remet pas en cause les réflexions précédentes, mais souligne qu’il y a des tensions et que la réalité ne doit pas être caricaturée.

En Belgique, même s’il y a plusieurs grandes familles et grands groupes « média » aussi (et on pense notamment à Nethys – Publifin – Tecteo), les journalistes revendiquent une plus grande impartialité, et être moins à la solde des partis (ce qui peut se vérifier en partie). C’est un débat délicat dans la mesure où il y a parfois un tabou dans ce domaine, pas mal de journalistes francophones refusent de dire à quel genre d’idées ils adhèrent… Il existe une idéologie de la « neutralité » journalistique.

Si vous avez lu mon premier livre, il y a plusieurs exemples que je cite à ce sujet.

Résumé de Médias : influence, pouvoir et fiabilité

Une rédaction qui voit arriver à sa tête un grand groupe financier dont les actionnaires ne sont pas du métier doit-elle craindre pour sa ligne éditoriale ?

Cela ne sert à rien d’angoisser, mais il faut se préparer, oui. C’est arrivé avec Bolloré sur Canal. C’est arrivé sur France Télévision également il y a quelques mois. Ne serait-ce que pour les audiences, et surtout avec un modèle managérial focalisé sur la rentabilité financière (souvent à court terme) ou du moins sur une certaine vision de « l’efficacité ». En gros, dans ce type de management très « vertical », si un individu ne convient plus ou n’est plus efficace, il est invité à s’en aller. C’est d’autant plus préoccupant lorsque cela se passe sur le service public.

« La moitié des actionnaires de presse exercent dans le secteur financier ou de l’assurance » – Source : J. Delépine, « A qui appartiennent les médias ? », Alternatives économiques, 2017.

Les principes de base des journalistes, à savoir : le pluralisme, l’indépendance journalistique et l’objectivité sont-ils en partie bafoués par la volonté des entreprises détentrices de ces médias à contrôler l’information qui émane de leurs journaux, de leurs émissions ou de leurs débats ?

Déjà, le principe d’objectivité est un leurre. Je ne me fais pas des amis en disant cela, mais c’est juste de l’épistémologie. L’objectivité est une caractéristique de l’objet. Dès le moment où nous le percevons par le prisme de nos sens, de notre esprit, que nous le mettons en mots ou que nous le communiquons, ce n’est plus « objectif ». Il y a une sélection de l’info, un cadrage, un champ et un hors-champ, un « agenda », un angle, etc. Tout cela n’est pas neutre.

Cela ne veut pas dire qu’un journaliste ne peut pas être fidèle à la réalité. Mais clairement, cela veut dire qu’il livre un point de vue – au mieux – partiel sur cette réalité.

Présupposés épistémologiques en journalisme et en éducation

Oui, cela peut nuire au pluralisme, pour des raisons citées ci-dessus. Si le pluralisme est l’idée qu’il faut combiner plusieurs points de vue pour mieux cerner la réalité, alors ici on court le risque de se limiter à un seul type de point de vue, soit au niveau social (« le point de vue des riches ») ou au niveau de la rentabilité économique (« un point de vue démago », « qui ne bouscule pas le public ») ou encore à une approche simpliste (due entre autres au format et au présupposé que le public ne comprend rien et ne veut pas comprendre), par exemple.

Oui, cela peut nuire évidemment à l’indépendance, sachant que là aussi, ce concept relève plus d’un idéal que d’un « acquis ».

Cf. Reporters sans frontières, Classement mondial de la liberté de la presse 2017 : le grand basculement.

Le problème de ces mots fourre-tout est que certains journalistes ou éditorialistes se retranchent facilement derrière eux pour éviter de se remettre en question.

Médias, éthique et régulation : entretien avec Boris Libois

La presse est incapable de redresser son modèle économique face à la chute de ses ventes. Quel avenir voyez-vous pour les médias indépendants tels que le vôtre ? Seront-ils amenés à être engloutis dans un avenir proche ? Comment pourraient-ils s’adapter à l’époque actuelle ?

La presse semble incapable, mais elle ne l’est pas, à mon avis.

Il y a plusieurs pistes :

  • Redistribution des subsides et aides d’Etat (certains titres de presse se goinfrent à ce niveau), selon de nouveaux critères
  • Développement de nouveaux modèles financés volontairement par le public (crowdfunding) ou par abonnement avec une ligne éditoriale de qualité (exemples : Medor, Mediapart, @si, XXI, 24h01…)
  • Abandon du papier et développement d’un contenu web qui apporte une véritable plus-value (ex : Slate, le Huffington, etc.)

Un problème est que les médias se sont démultipliés sans toutefois véritablement se distinguer. La plupart des marques web copient-collent des dépêches AFP et veulent « faire du clic », « faire du buzz » sans faire de remise en question profonde.

A coté, de nouveaux acteurs émergent, et ce n’est pas toujours pour le meilleur : cela va de la presse satirique (The Onion, Le Gorafi) à la presse de « réinformation » dégueulasse d’extrême droite (dreuz, fdesouche, lesobservateurs.ch, breitbart…) en passant par des sites de presse « alternative » engagée (mrmondialisation, investigaction, etc.). Il y a aussi des youtubeurs, des blogueurs, etc. Les canaux d’information sont extrêmement diversifiés, chacun doit alors tirer son épingle du jeu.

La presse n’est pas morte, mais elle fait face aujourd’hui à plus de concurrence (concurrence qui augmentait déjà avant internet : multiplication des titres de presse, multiplication des chaines de radio, multiplication des chaines de télévision…), alors qu’elle a pris tendance à se reposer sur ses lauriers… La méfiance envers la presse n’est pas née en un jour…

Quant à « mon » média indépendant (ce site), il est financé… par mes soins. J’y travaille bénévolement, je paie juste le nom de domaine. Je produis des contenus que j’espère de qualité parce que je pense qu’ils ont un pouvoir d’information et donc d’émancipation.

On comprend les relations et les liens entre les grands industriels et les politiques car leurs affaires autres que les médias dépendent de leurs rapports avec le gouvernement français où les états étrangers. Posséder un média est-il donc un véritable moyen d’influence ?

Je vous rejoins quant à ce conflit d’intérêt potentiellement lourd de conséquences quand il s’agit d’armer un groupe de rebelles dans un pays, de désigner des ennemis ou encore d’attiser l’un ou l’autre conflit…

Guerre(s) et philosophie

Face à l’absurde des guerres et des attentats

Comment pourrait-on aujourd’hui produire une information de qualité en toute indépendance sans se soucier des pressions des actionnaires ?

Plusieurs possibilités existent. Elles sont liées à différents modèles de financement, mais pas seulement.

D’abord, je pense qu’il faut revoir les aides à la presse. Il faudrait pouvoir la conditionner à des emplois stables, mais aussi à la production de contenus inédits. Plutôt que d’attribuer une aide à l’institution qui chapeaute un titre de presse, il s’agirait de la lier à des productions spécifiques (des dossiers, des innovations…), et ce en fonction de jurys indépendants. C’est comme cela que fonctionne le non-marchand en Belgique : il faut justifier de certaines activités et répondre à des appels à projets pour toucher des subventions.

Ensuite, constituer une instance pluraliste avec des membres de la société civile, qui pourrait contraindre un titre de presse à rendre des comptes quant à l’un ou l’autre conflit d’intérêt. C’est un peu ce que souhaite être le Conseil de déontologie journalistique, mais il manque à mon sens de soutien.

Journalisme audiovisuel public, déontologie et émancipation : entretien avec Marc de Haan

Aussi, renforcer les syndicats de journalistes. Il faut que les journalistes soient dans un statut moins précaire face à leur employeur, qu’ils puissent prendre des risques sur des dossiers épineux sans que cela précarise encore davantage leur situation. En France, Acrimed et le SNJ militent fort en ce sens. En Belgique, l’AJP est un relai plutôt correct du métier.

Il est aussi possible de miser sur d’autres modèles que celui de la presse mainstream, via des dons, abonnements ou autres. C’est comme cela que fonctionnent (bien) Mediapart, XXI, Medor, etc.

Enfin, il est temps qu’il y ait une prise de conscience au sein de la presse : la méfiance envers le journalisme n’est pas neuve, mais elle se cristallise et s’envenime. Si le journalisme ne se renouvèle pas pour apporter une véritable plus-value au lecteur (l’informer, l’émanciper, le divertir, etc.), il risque d’être de plus en plus déserté, parfois au profit de sources peu scrupuleuses…

Pour terminer, pourquoi ne pas également former le public à une analyse critique de l’information ?

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