Les algorithmes des réseaux sociaux – Usages des jeunes, bulles de filtres et éducation aux médias

Propos recueillis et retranscrits par Julie Derycke, dans le cadre de son mémoire intitulé « Les algorithmes des réseaux sociaux : faiseurs de représentation sociétale pour le jeune ? Un regard des experts et formateurs en éducation aux médias » (2018).

Quels sont les usages des réseaux sociaux qui sont des dangers pour les jeunes ?

C’est une question très large.

Quand je donne une conférence à des parents sur le thème, ils identifient généralement les dangers suivants : le harcèlement, les addictions, tout ce qui concerne la violence, etc. Pas mal de personnes ont des craintes fantasmatiques aussi quant à une forme « d’abrutissement » des foules par les médias sociaux. Ce sont des questions « classiques » quand on parle des adolescents.

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La perméabilité aux discours de haine, au complotisme, aux « fake news », souvent sous le prisme de « la radicalisation », préoccupe aussi pas mal d’enseignants et d’acteurs politiques, associatifs ou éducatifs.

Pas mal d’autres thèmes plus ou moins problématiques peuvent être abordés : la sexualité non consentie, la perpétuation de représentations sociales stéréotypées, etc.

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Attention néanmoins : tout n’est pas à mettre sur le même pied lorsque l’on utilise un mot fort comme « danger ».

De plus, ce sont des problématiques qui ne sont pas forcément neuves. Elles existaient avant les médias sociaux. On pourrait dire en forçant le trait que les réseaux sociaux ne sont qu’un nouveau terrain où se jouent tous ces phénomènes. Facebook est un terrain de jeu. Ça se passe sur Facebook, mais ce n’est qu’un lieu parmi d’autres sur lesquels ça se passe.

« Les réponses simples à toutes les questions qui sont posées à propos des nouvelles technologies ». Source : https://xkcd.com/1289/

Selon vous, les usages des réseaux sociaux qu’en font les jeunes actuellement ont-ils un impact sur les représentations sociales des jeunes ?

Oui, probablement. Maintenant, à quel sujet ?

Je me réfère surtout au phénomène des bulles de filtres et de la personnalisation de l’information sur le Web…

Oui, clairement.

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Sur Facebook, mais aussi sur pas mal d’autres médias sociaux, même des applications plus récentes, le fil d’actualité est trié en fonction de certaines préférences.

En prenant en compte mes contacts, les amis que j’ai rajoutés sur Facebook ou encore mes interactions sur le réseau (notamment), l’algorithme va renforcer ma tendance à consommer plus d’informations qui correspondent à mes préférences initiales, qui correspondent à mes groupes d’appartenance.

En gros, ça va renforcer la tendance à être confronté à mes propres représentations, ou en tout cas aux représentations qui font écho chez moi.

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Ne serait-ce qu’en termes d’exposition, c’est assez ahurissant. Prenons les dernières élections présidentielles aux USA. Ici en Europe, avant l’élection de Trump, il fallait vraiment fouiller sur Internet pour trouver des articles qui étaient pro-Trump. Pas mal de gens sont tombés de leur chaise lorsque Trump a été élu, tant ils n’imaginaient même pas qu’on puisse le soutenir. Nous-mêmes, dans nos fils d’actualités, on ne va peut-être pas voir d’infos pro-Trump, et il faut se dire que les pro-Trump ne verront pas non plus d’infos anti-Trump. Cela illustre combien nous pouvons nous retrouver cloisonnés dans une seule vision du monde.

Par rapport à ce phénomène avec Trump, vu qu’aux États-Unis le vote n’est pas obligatoire, pensez-vous que le fait que les citoyens n’étaient pas assez au courant de l’élection « probable » de Trump a pu avoir une influence sur les résultats des votes ?

Franchement, je ne sais pas. Oui, il y a sans doute des gens qui se disent que « s’ils avaient su, ils seraient allés voter » (comme en Europe, comme en France, etc.), mais de là à en tirer des conclusions générales, je resterais très prudent… Je crois qu’un phénomène à une si large échelle ne peut pas être expliqué de manière mono-causale ! Il n’y a pas qu’une seule cause à son élection. Certains auraient certainement agi autrement « s’ils avaient su », mais ça ne suffit pas à expliquer son arrivée au pouvoir.

Vous parliez justement des effets de ces bulles de filtres. Selon beaucoup de sociologues, ce sont des situations qui existaient bien avant l’émergence des réseaux sociaux. Pensez-vous que ces réseaux sociaux apportent une dimension différente au phénomène des bulles de filtres ?

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Oui et non. Pour moi, ça contribue surtout à le renforcer. Ce n’est rien de fondamentalement neuf. Oui, l’algorithme va souvent renforcer la tendance à être confrontés à des informations qui confortent nos idées préalables, qui vont dans le sens de nos groupes d’appartenance, mais ça ne change pas grand-chose.

On pourrait justement envisager des algorithmes qui vont à l’encontre des attitudes « habituelles » de « réception », de « consommation », etc. Mais en général, ces réseaux sont conçus pour que l’on passe un maximum de temps sur leurs plateformes, pas pour nous émanciper ou nous amener à plus de nuance !

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Ce phénomène va-t-il avoir un impact particulier sur les jeunes ?

Oui, mais c’est difficile d’en dire davantage en l’état. Je pense qu’un phénomène de communication ne peut pas ne pas avoir d’impact. Ma difficulté à vous répondre de manière plus concrète tient dans le fait que comme dit plus haut, c’est un phénomène complexe.

Il est très périlleux de jouer à Madame Irma. Je suis très prudent par rapport aux discours des « prédicateurs », dans ce domaine comme dans d’autres. Il y a moyen de dire effectivement dans quelle(s) direction(s) on va sur des questions spécifiques, d’identifier des tendances, mais dans l’absolu, ce serait très présomptueux de s’avancer sur ce terrain-là.

Pourriez-vous commenter les usages des jeunes sur les réseaux sociaux actuellement : à quoi leur servent-ils ?

Les usages des jeunes des réseaux sociaux en ligne sont principalement liés à la socialisation et au divertissement. En gros, c’est pour être plus avec leurs amis.

Les observations de Danah Boyd, mais aussi plusieurs autres études (Mediappro, 2006 ; Digital Youth Research, 2008) sur les usages des jeunes sur les réseaux sociaux vont dans le même sens : les jeunes utilisent les réseaux sociaux pour socialiser avec leurs semblables.

Cela peut être leurs amis d’enfance, d’école ou autre, mais ça peut aussi par exemple être pour les jeux vidéo, une sphère d’appartenance qui est en dehors de l’école, qui est en dehors des lieux où les adultes actuels socialisaient.

Prenons l’image de la place du village : avant j’allais retrouver des amis sur la place du village, maintenant je vais faire des rencontres en jouant à Fortnite. Pour certains jeunes, ce n’est pas si important que ça qu’on ne se soit pas rencontrés de visu : on a quand même discuté par webcam, on s’est quand même envoyé des messages, on a quand même travaillé ensemble… Ce n’est pas parce que ce n’est pas « physique » que ce n’est pas « réel » !

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La rencontre « en chair et en os » n’est pas toujours un critère premier pour les amitiés en ligne, mais elle demeure tout de même valorisée aussi par les jeunes.

Vous pensez que les réseaux sociaux et Facebook en particulier peuvent être un vecteur d’information pour les jeunes ?

Oui. Plusieurs enquêtes menées dans différents pays confirment que les médias sociaux sont le principal vecteur d’information de beaucoup de jeunes, avant la télévision et la presse en ligne ou la presse papier.

Chez nous, la télévision reste encore le média roi pour l’information – en termes de consommation. Le temps de consommation moyen de la télévision est énorme et on constate qu’il y a un écart générationnel avec les parents ou grands-parents qui s’informent toujours par ces canaux-là, et les jeunes qui s’informent de plus en plus en ligne.

Vous pensez que les jeunes qui s’informent justement plus en ligne se confrontent quand même à d’autres sources d’information ?

Pas nécessairement. Certains le font sans doute, mais pas nécessairement.

Est-ce que justement si on combine un peu ces deux éléments, à savoir le fait qu’il y a un phénomène de bulles de filtres et le fait que les jeunes s’informent principalement via les réseaux sociaux, ça risque de poser un problème pour les jeunes ?

Ça peut effectivement, oui.

Maintenant, comme je vous le disais, les bulles de filtres sont un phénomène que l’on peut retrouver avec d’autres canaux que les réseaux sociaux.

T’as laissé ton esprit critique au placard !

Admettons : je suis un Français, j’ai 50 ans et je m’informe par Le Figaro et je ne recoupe pas mes infos ailleurs (je dis Le Figaro comme j’aurais pu dire Libération, c’est la même idée).

Autre exemple : tous les samedis soir, je regarde l’émission de Laurent Ruquier sur France 2 et c’est mon seul canal d’information politique.

Vous voyez où je veux en venir ?

Effectivement, il y a cette angoisse que « les jeunes ne s’informeraient que par Internet » et qu’ils seraient par conséquent plus « vulnérables ». On pourrait s’alarmer en disant qu’ils s’informent sur Internet et ne regardent plus le journal télévisé ou ne lisent plus la presse classique. Mais au final, il y a beaucoup d’adultes dont les pratiques ne sont ni plus diversifiées, ni plus critiques que celles de ces jeunes-là.

Médias : « Manipulation » ! « On nous prend pour des cons » !

Le sociologue Dominique Cardon utilise le terme « obfuscation » pour désigner tous les moyens techniques qui existent pour tromper la collecte des données personnelles, en envoyant des faux signaux, etc. Vous avez un avis là dessus ?

Honnêtement, je pense que c’est beaucoup plus réaliste qu’une déconnexion massive, qui pour moi n’a pas beaucoup de sens. C’est peut-être plus marrant, aussi. Je fréquente également des personnes qui sont sur tous les réseaux sociaux libres et sur aucun des GAFAM.

RGPD : pourquoi protéger nos données personnelles ?

Il y a des choses qui se mettent en place à ce niveau-là et qui sont intéressantes. Maintenant, pour moi, le problème, c’est que ce ne sont pas des solutions systémiques. Ce ne sont pas des solutions structurelles. Puis ce n’est pas parce qu’une personne est super vigilante pour « brouiller les pistes » de la collecte de données que l’on ne peut pas la surveiller par l’intermédiaire de ses proches, par exemple. C’est juste un moindre mal.

S’il y a une société ou un pouvoir ou un gouvernement qui choisit de nous couper les vivres… Ne serait-ce que via les cartes de crédit… À un moment donné, le gouvernement pourrait dire : « ok, on désactive les cartes de crédit ». Idem avec les voitures connectées que l’on peut contrôler à distance. Un gouvernement totalitaire ne devra pas chercher bien loin pour trouver des manières de récolter des infos sur les gens et leur « couper les pattes ».

Dans certains pays, pas si loin de chez nous, des militants reçoivent un petit SMS qui les prévient gentiment qu’ils prennent un risque en contestant le pouvoir en place : « si tu vas à la manifestation, fais gaffe quand même à toi ». Techniquement, la Belgique a la capacité de le faire aussi. Ils le font pour le centre de crise. Quand il y a un potentiel attentat ou un accident ou que sais-je, ils contactent les gens qui sont dans le périmètre. Ils peuvent le faire s’ils le veulent.

Dernier exemple : les caméras de surveillance, en Belgique, on les compte par centaines de milliers. Autant ça fait réfléchir quant à leur efficacité pour prévenir le crime, autant ça peut faire froid dans le dos par rapport au potentiel de surveillance dans un pays comme le nôtre.

Tout cela pour dire que ces solutions à échelle individuelle de type déconnexion, obfuscation ou même « on met des petits logiciels pour se protéger », ce n’est pas suffisant.

Surveillance de masse et pouvoir(s)

Pour moi, il faut aussi des solutions à échelle collective. Il faut des lois, il faut des gens qui se mobilisent pour faire plier les GAFAM, il faut maintenir une vigilance par rapport à la concentration des pouvoirs, notamment.

Par exemple, ce qui se passe au niveau européen avec le RGPD, ça peut être une initiative dans ce sens-là, ne serait-ce qu’en termes de prise de conscience.

Après, je ne suis pas un politicien, mais en tout cas, il y a des choses à échelle un peu plus collective qui, à mon avis, sont importantes. C’est de l’ordre de l’organisation des contre-pouvoirs : il faut développer des « garde-fous » du pouvoir, en prévenir les déséquilibres.

Vous parlez d’initiatives à échelle collective… Est-ce que pour vous l’éducation aux médias ou aux médias en réseaux, chez les jeunes, fait partie des solutions importantes ?

Forcément, je pense que oui.

Désinformation et éducation aux médias : entretien

Dans le sens où effectivement, si on sensibilise les gens aux enjeux que ça représente, peut-être que certains agiront afin de trouver des solutions.

Il y a une visée d’émancipation, donc plutôt que d’être aliéné et de « subir » les technologies et les politiques qui y sont liées, notamment, l’idée est de pouvoir être acteur et responsable, et donc de contribuer à décider de manière critique de comment la société évolue. C’est ça l’éducation aux médias. Donner du pouvoir aux citoyens pour décider de quelle société ils veulent ; de quelle société médiatique ils veulent.

Questions philosophiques d’éducation aux médias

Actuellement, est-ce que vous considérez que l’éducation aux médias en Belgique a une place suffisante pour avoir un impact et être réellement une solution ?

8 questions sur l’éducation aux médias

Pour avoir un impact, oui. Pour avoir un impact fort, peut-être pas.

Cela dépend si on est optimiste ou pessimiste.

Le budget pour l’éducation aux médias en Belgique francophone correspond à un euro par élève et par an. C’est 20 cents par citoyen par an.

On peut se poser la question de savoir si c’est vraiment suffisant pour éduquer tout le monde à une pensée critique. J’ai tendance à croire que ça pourrait être mieux !

Il n’y a pas que le budget qui compte. Il y a aussi beaucoup d’initiatives citoyennes, des scientifiques, des enseignants, des associations… qui agissent indépendamment d’un budget dédié. Il y a des choses qui se mettent en place sur le terrain.

Néanmoins, je dis souvent ceci à mes étudiants en philosophie, lorsque nous nous questionnons sur les « buts » de l’éducation aux médias (et a fortiori les buts et le sens de l’éducation en général) : « à quoi ça sert de former des intellectuels, des gens qui vont être très experts dans leur domaine, qui vont être très compétents (journalistes, ingénieurs, etc.), si finalement ils ne peuvent pas vivre ensemble de manière harmonieuse » ?

A quoi ça sert si demain ils se font la guerre, ou que sais-je ?

Quel est le sens d’éduquer de « bonnes petites machines » bien rentables, s’ils sont incapables d’utiliser leur esprit critique ou leur jugement moral ?

Philosophie et éducation aux médias : liens entre vérité et liberté

Tout cela pour dire que je pense que ce n’est pas une thématique secondaire. Cela ne devrait pas être une question de second plan dans l’éducation. Prenons tout ce qui est de l’ordre de la « citoyenneté ». Le « Décret citoyenneté », c’est très bien, mais maintenant quand on donne une heure ou deux à des profs qui sont à peine formés pour le faire, que le message qui passe par la société c’est qu’il s’agit d’un « cours de rien »… Je suis très sceptique et pessimiste quant aux effets de ce cours, et ce malgré toute la bonne volonté que j’imagine chez certains enseignants qui vont le donner ! C’est une tempête dans un verre d’eau. C’est une bonne intention (pour peu que ces cours ne deviennent pas le prétexte d’un endoctrinement à une vision du monde hégémonique) et en même temps il n’y a pas les moyens (financiers, mais aussi en termes de discours) pour vraiment soutenir et pour donner une importance suffisante à ce genre de questionnement.

En termes symboliques, au-delà de la question financière, ce cours apparait tant aux yeux de beaucoup de jeunes que de leurs parents (voire de profs eux-mêmes) comme un cours au mieux secondaire, et sinon inutile. Au niveau financier, mais aussi au niveau symbolique, l’investissement est trop faible en regard de l’importance des enjeux qu’il y a derrière.

Pour une éducation citoyenne ?

Est-ce que l’initiative du Pacte d’excellence peut améliorer la situation par rapport à l’éducation aux médias ?

Ça peut.

En Belgique francophone, il y a un Conseil Supérieur de l’Éducation aux Médias, donc il y a quand même une reconnaissance institutionnelle. Ce Conseil représente l’éducation aux médias et donc porte une certaine parole à ce niveau. Il n’est pas rare qu’il prenne position pour tâcher de renforcer les initiatives publiques dans le domaine.

Il y a des choses qui peuvent avancer, mais clairement, je ne pense pas que ce « pacte » va révolutionner quoi que ce soit, et ce certainement pas du jour au lendemain. L’enseignement est un milieu relativement conservateur et c’est très difficile de faire changer les habitudes des enseignants et de l’institution-école.

Nouveaux médias : faut-il révolutionner la pédagogie ?

On parle toujours des « nouvelles pédagogies », mais les nouvelles pédagogies auxquelles il est fait allusion (dites aussi « pédagogies actives », genre Freinet, Ferrière, etc.), en fait elles datent du début du XXe siècle ! Quand on parle de « nouvelles pédagogies », on parle de trucs qui ont un siècle. Qu’on soit d’accord ou non avec lesdites pédagogies, c’est assez emblématique. Clairement, je crois que si une évolution se passe, ça va se passer tout doucement. Il faudra que certains gens sortent de leurs habitudes. Et qu’il y ait une continuité au niveau institutionnel, ce qui n’est pas gagné au niveau politique…

Pour prendre un autre exemple, le Décret Missions qui instaure l’évaluation « par compétences » à l’école, c’est 1997. Il y a des profs et des écoles qui ne sont toujours pas remis de ce Décret. Dès qu’on leur parle de compétences, ils ont des boutons.

Bref, je ne vais pas me positionner au niveau politique pour dire si c’est bien ou mal, mais de toute manière, ça ne va pas révolutionner l’école du jour au lendemain. Nous verrons peut-être des résultats dans quelques décennies.

Faut-il imposer le numérique en éducation ?

Pouvez-vous répéter les thématiques qui vous sont chères en matière d’éducation aux médias ?

Pour l’instant en tout cas, la thématique que vous avez évoquée d’emblée, la question des bulles de filtres, me tient vraiment à cœur.

Quand j’ai écrit mon premier ouvrage sur le thème des médias en 2011-2012, je suis passé de la critique des messages des médias à la critique de notre rapport aux messages des médias. Autrement dit, de la critique des messages des émetteurs à la critique de comment les récepteurs les reçoivent.

Un mensonge pose-t-il problème s’il n’y a personne pour y croire ?

C’est très bien de déconstruire les messages médiatiques, de critiquer la presse quand elle ne fait pas bien son boulot, et en même temps ça me fait « rire » tous ces gens qui critiquent la presse et disent « les médias nous mentent, les médias nous manipulent » et puis partagent le premier article débile et infondé sur Facebook !

T’as laissé ton esprit critique au placard !

Pour moi, il y a une dissonance. Ce n’est pas parce que les gens se méfient des médias (parce que les médias ne sont effectivement pas toujours irréprochables), qu’ils exercent nécessairement un esprit critique. Il ne suffit pas d’avoir été trompés, de dire « moi, on ne me la fait pas » pour être vraiment critique. Quand on voit le nombre de partages de messages complètement faux qui ont été démentis et que les gens continuent à y croire dur comme fer… Cela me pose vraiment question.

Médias : « Manipulation » ! « On nous prend pour des cons » !

La question que vous avez évoquée sur la surveillance de masse, c’est une thématique que je travaille beaucoup moins, mais je m’y intéresse au moins depuis 2013. Depuis les révélations de Snowden, je me penche dessus de manière assez régulière.

Surveillance de masse et pouvoir(s)

« Quelle bande de moutons autour de moi ! Heureusement, je ne suis pas comme ces esclaves de la société, je suis critique, moi ! » – Source de l’image (sans la bulle) : https://pxhere.com/fr/photo/566618

Justement, les révélations de Snowden ont fait un grand bruit. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui s’intéressent à cette thématique actuellement. Est-ce que vous pensez que c’est aussi le cas du phénomène des bulles de filtres ? Vous pensez que les gens sont au courant de ces situations et savent réellement l’impact de leur usage sur ce phénomène algorithmique ?

Non. Pour une fois, je donne une réponse tranchée et moins nuancée. Je ne pense pas. Il y a des gens comme vous qui sont super lettrés au niveau médiatique, qui font leurs études dans le domaine, mais je pense que les personnes lambda n’en savent rien et/ou n’en n’ont rien à faire.

C’est un problème pour vous, ça ?

Oui. Ça peut. Parce que ça concerne les gens, ça concerne la société dans laquelle nous vivons… Ils ne s’en rendent peut-être pas compte.

Ne prenons ici que le fait de ne pas se sentir concerné par la surveillance de masse. On sait très bien que pour l’instant, la surveillance s’applique surtout à des catégories de la population qui sont déjà discriminées. Pour moi, ça pose un problème de s’en foutre, parce qu’effectivement, je ne suis peut-être moi-même pas sous surveillance directe de la NSA, mais mon collègue avec un prénom marocain est sous surveillance parce qu’il porte ce prénom. Et c’est déjà lui qui se fait contrôler davantage, au faciès, quand il prend le train ou l’avion. En termes d’équité, de « vivre ensemble citoyen », ce n’est pas ok. C’est égoïste de n’agir que si ça nous cause une nuisance personnelle. Si on cautionne un système inéquitable tant qu’il nous arrange, ne nous étonnons pas si nous sommes demain victimes d’un tel système (à ce sujet, cf. aussi Rawls – le voile d’ignorance).

Il y a peu de temps, j’ai lu qu’une musulmane voilée sur quatre s’est déjà fait bousculer dans le métro à New York à cause de son voile. A terme, un tel système qui ferme les yeux sur des violences et discriminations peut contribuer à un « mauvais climat » de société, voire à justifier de potentielles représailles émanant de minorités ou de communautés discriminées. Autant ça ne justifie en rien une escalade dans les violences, autant ça ne contribue pas à apaiser la société et à trouver des solutions constructives pour tous. Je crois qu’une société en bonne santé est une société qui prend soin de ses membres les plus fragiles.

Un ensemble de trucs comme ceux-là nuisent au vivre ensemble et font que je me sens concerné, même si peut-être je ne suis pas sous surveillance. Maintenant, vu que j’ouvre de temps en temps ma gueule sur le sujet du fichage, peut-être que je le suis !

Est-ce que vous pensez que le but de l’éducation aux médias est de conscientiser, de responsabiliser, de changer les usages ? Est-ce qu’il y a quelque chose là derrière ?

Oui, je pense que c’est ça.

La neutralité ne veut pas dire ne pas être engagé, ne veut pas dire « ne pas avoir d’avis », sinon c’est un leurre.

Qu’est-ce que le constructivisme ?

Je fais le parallèle avec la laïcité. Au sens noble (et non au sens dévoyé par un usage actuel l’assimilant à un combat entre idéologies), la laïcité consiste à assurer le respect du pluralisme des croyances. Ce n’est pas l’absence de croyance ou d’engagement : la laïcité correspond au respect du pluralisme et du fait que chacun peut exercer sa croyance dans le domaine privé.

Présupposés épistémologiques en journalisme et en éducation

Tout ça pour dire que l’idée est de favoriser une prise de conscience et de responsabiliser autour des médias et de leurs enjeux, non d’être dans des formes de dogmatisme (imposant une vision du monde univoque) ou de relativisme (se refusant toute prise de position sur le monde). En soi, c’est un engagement. Bien sûr, cela implique une forte réflexivité de la part des enseignants afin de ne pas être dans une forme d’endoctrinement, tout en partageant des connaissances et des méthodes en analyse et en utilisation critique des médias.

Sur la réflexivité dans les pratiques d’éducation aux médias et à l’information (pdf)

En somme, avec l’éducation aux médias, le but n’est certainement pas de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, mais plutôt de s’assurer qu’ils le fassent en connaissance de cause.

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